Le pouvoir au peuple est-il toujours une illusion ? Avons-nous rêvé inutilement que nous pourrions conquérir le vieil idéal ? Je reviens sur l’histoire du cinquième pouvoir.
2005
J’écrivais dans mon coin Le peuple des connecteurs. Pour moi, il était déjà évident que nous traversions une crise systémique, mais il ne me venait pas à l’idée d’employer ce qualificatif de systémique, aujourd’hui repris par tous ceux qui ne comprennent toujours pas la crise et qui la croient encore essentiellement financière.
Je préférais parler de crise de la complexité, et désigné à mon sens un coupable. Résumé : notre société à atteint un degré tel de complexité que les anciens modes d’organisation ne sont plus capables de l’encaisser, et ça casse de toute part. Nous nous retrouvons avec deux scénarios.
Nous réduisons la complexité pour revenir au stade où les anciens modes d’organisation sont opérants, ce qui implique réduction de la population ou tout au moins son asservissement, le contrôle des déplacements et des communications…
Nous poursuivons sur la courbe de complexification exponentielle, et nous adoptons des modes d’organisation ad hoc comme l’auto-organisation, que nous avons déjà employés pour créer internet, puis le Web.
2006
Le peuple des connecteurs sort dans l’indifférence quasi générale, sauf pour quelques énergumènes qui se trouvent en phase avec moi et qui me rejoignent sur mon blog. Je pense notamment aux Freemen, et à François Collet qui dans La fin du capitalisme décrit la crise financière à venir.
Pour nous, le premier scénario est inacceptable. Comme les outils pour mettre en œuvre le second débarquent, nous nous persuadons que nous sommes aux portes d’un renouveau. D’où l’idée d’un cinquième pouvoir.
Il s’agit d’un non-pouvoir, car décentralisé et exercé par l’ensemble du corps social et dans tous les champs sociaux. Cinquième pouvoir médiatique, quand nous bloguons. Cinquième pouvoir énergétique, quand nous produisons notre propre énergie. Cinquième pouvoir alimentaire, quand nous achetons en direct chez les producteurs. On peut le décliner à l’infini. Et depuis de nouvelles possibilités n’ont cessé de voir le jour. Cinquième pouvoir industriel, quand nous imprimons en 3D dans nos garages.
2007 à 2010
En 2006, les blogs posaient question. À la veille d’une présidentielle, beaucoup d’analystes, et les candidats eux-mêmes, se demandaient s’ils n’auraient pas une influence déterminante sur la campagne (ils l’ont eu en envoyant Ségolène Royal contre Sarkozy). Alors beaucoup de gens ont réduit le cinquième pouvoir à sa dimension politique traditionnelle, à son influence dans le jeu démocratique exsangue, en faisant une espèce de lobby populaire.
C’était une erreur. Le cinquième pouvoir ne peut que se déployer hors de ces jeux. Il doit s’appuyer sur la décentralisation où il puise son énergie.
Commence alors des années noires. Rien ne se passe. La crise annoncée survient. Le web se centralise avec le déploiement de Facebook, puis de Twitter. Nous avançons à reculons. La plupart des blogs engagés hors des clivages traditionnels ferment. Ceux qui survivent deviennent des annexes du pouvoir en place, ou de ceux qui veulent prendre sa place.
2011
La surprise arrive de Tunisie. Le cinquième pouvoir s’y exprime brillamment en renversant la dictature (je raconte dans Ya Basta), mais commet l’erreur d’abandonner la décentralisation quasi immédiatement, et donc il se délite dans les anciennes forces. Encore un coup pour rien.
Les indignés et les 99 ne commettront pas la même erreur quelques mois plus tard, mais s’enliseront eux-aussi, faute d’une viralité assez grande de leur mouvement. Il paraît alors évident que les idées qui pourraient sous-tendre un cinquième pouvoir, si elles se développent, sont encore loin d’être prégnantes.
2012
La crise de la complexité n’a pas été réglée. Les outils de décentralisation ne cessent de se développer, malgré Hadopi. La complexité continue d’augmenter sans qu’aucune réforme sociale ne la prenne en compte. Nous hésitons toujours entre les deux scénarios.
Cette transition ne se règlera pas positivement par une révolution, qui nous ramènerait inévitablement vers le scénario 1, il faut donc travailler au scénario 2.
Pour ma part, je m’y emploie au niveau individuel, en militant pour l’individuation et la complexité volontaire (sujet de L’alternative nomade). D’autres, plus constructivistes, travaillent à un revenu de base, à l’introduction du tirage au sort dans la constitution… Nous n’avons pas renoncé, mais la route que nous croyions courte s’avère remplie de méandres. La résistance au changement est gigantesque. Le cinquième pouvoir n’est pas une illusion, il tarde simplement à devenir adulte.
PS : Billet écrit dans le TGV en préparation du débat du 29/10/2012 à la maison des Métallos.