En trente minutes environ, improvisation d’écriture sur un style très borgésien devant un tableau d’Isabelle Marsala tiré au hasard lors de la ZAL et suite à la conférence avec Nicolas Ancion.
Je n’ai jamais raconté ce qui m’est arrivé le 20 octobre 2012, de peur de paraître ridicule. Aujourd’hui, je suis assez vieux, assez méconnu, pour ne plus avoir d’inquiétude. J’avais donc été invité au détour d’une ruelle renaissance dans une salle voûtée aux allures de cathédrale souterraine. On y entrait par un patio, avec je crois un arbre, ou peut-être un arbuste planté dans un pot de terre cuite comme on en fabriquait encore à Anduze. Une antichambre précédait la grande salle en ogive, avec à l’extrémité une scène. Devant se pressait une foule hétéroclite vers laquelle je me dirigeais, attiré par un mouvement de convection, sans trop savoir où j’allais, à la recherche d’un visage familier qui pourrait m’accueillir.
Je ne reconnaissais personne. J’ai commencé à prendre conscience que les convives portaient des costumes surannés. Au début, j’ai croisé des punks aux jeans déchirés, puis des babas cools en pattes d’eph. Ils entouraient un chevalet, plutôt petit, dont je ne devinais encore que la perche supérieure, en bois verni. La curiosité m’a incité à me faufiler entre les rangs. À côté de moi, les hommes portaient désormais des costumes stricts, aux coupes rigoureuses. Il tenait à la main des cannes, même les jeunes. Souvent ils regardaient l’heure à leur montre à gousset, attachée à leur ceinture par une chaîne d’or. Des chapeaux, de style melon mais qui devaient s’appeler autrement, allongeaient démesurément leurs silhouettes.
Je me sentais de plus en plus minuscule, d’autant que les femmes se perchaient sur de hauts talons, leurs jambes vertigineuses gainées de soie parme. Leurs jupes froufroutaient en replis et replis translucides, jusqu’à des colliers de perles grèges. Elles arboraient toutes un maquillage excessif, leurs lèvres d’un incarnat tirant sur le noir. Leurs yeux, pupilles réduites, dénotaient l’excitation ou l’énervement. Leurs cheveux s’enroulaient en accroche-cœur aussi ourlés que la fumée qu’elles crachaient de leurs longues cigarettes à l’eucalyptus.
Arrivé en première ligne, j’ai compris que tout ce monde regardait une de ces femmes en particulier, en fait son visage représenté à l’échelle un et demie sur un tableau exactement carré. Une peinture ! Objet pour moi anachronique, habitué à ne contempler depuis des années que des images digitales, souvent animées, avec en leur cœur la vibrante lumière électronique. Dans les conversations, il était question de la mort de l’artiste, une certaine Irène victime de la grippe espagnole. J’ai sursauté. Les montres à gousset, les accroche-cœurs, les costumes trop stricts. Je ne voulais pas le croire. Les gens parlaient de million de morts. J’étais en 1918, ou quelque chose comme ça, prisonnier d’un autre temps, vers lequel j’avais cheminé en même temps que je m’étais enfoncé dans les profondeurs de la salle en ogive. Je ne pouvais revenir en arrière. J’ai discrètement regardé mon téléphone. Il ne captait aucun signal. Je n’avais en face de moi que le tableau de la femme aux traits vaguement africains, ou peut-être hispaniques. J’ai alors compris que je devais continuer vers lui. Plonger à travers lui, pour me sauver du piège dans lequel j’avais été attiré. Ce n’était que le début de l’aventure que je vais vous raconter.
PS : J’ai un poil lissé le texte en le relisant pour le publier.