Il y un an, j’étais loin du Net pour écrire J’ai débranché. Où en suis-je ? On me pose souvent cette question alors même qu’une épidémie de déconnexion semble se propager. Je fais le point avec une compilation d’interviews. — Je survis sans lampe à pétrole depuis 49 ans, ce n’est pas une raison pour écrire un livre à ce sujet.
— Il n’y a pas de bons ou de mauvais sujets pour un livre, il y a de bons et de mauvais livres. J’ai écrit le mien parce que j’en ai éprouvé le besoin, pour la première fois en août 2008, soit près de trois ans avant de débrancher effectivement.
Comparer le Net à une lampe à pétrole, une voiture, une tondeuse… n’a aucun sens. Ces outils n’ont ontologiquement aucun rapport avec lui. Le net est un territoire.
On utilise un outil, on habite un territoire. Pour bien utiliser un outil, on n’a pas nécessairement besoin de savoir comment il fonctionne. Pour bien vivre sur un territoire, il faut en comprendre les usages, le climat, la géographie… avant même de choisir où habiter.
Être habitant, c’est beaucoup plus exigeant qu’être utilisateur. Il faut se construire une maison, se créer un tissu relationnel. Il faut aussi explorer le territoire, voire participer à son extension et aussi à la construction de son infrastructure (routes, services, lieux publics…).
Quand vous entrez dans un nouveau pays, vous en quittez un autre. Il est difficile d’être dans deux pays en même temps. Si internet est un territoire, nous devons nous considérer comme des émigrants, des voyageurs ou des nomades. J’aime particulièrement la troisième approche, parce que le nomadisme a des vertus qui peuvent aujourd’hui nous être utile. Par exemple, le nomade ne possède que ce qu’il peut transporter. Cela se traduit par une consommation plutôt tournée vers les biens immatériels.
Mais comme tout émigrant, on peut éprouver le besoin de revenir dans son pays natal. Ce n’est pas un déni de sa nouvelle vie, plutôt la nécessité de se nourrir d’une énergie qu’on n’y retrouve pas, ou n’y retrouve plus.
Avec ma déconnexion, j’ai effectué un retour aux sources tout en sachant que je reviendrais à ma nouvelle vie. Il n’a jamais été question pour moi de l’abandonner. J’ai toujours su que le problème c’était moi et non pas internet. Voilà pourquoi dans mon livre je ne parle que de moi. Ce n’est pas un essai, mais le récit d’une tranche de vie somme toute assez ordinaire. On a hésité chez Fayard à le classer en littérature, on aurait dû.
— Dans le monde numérique, les structures évoluent plus vite que les hommes. À titre individuel, que faut-il faire pour rétablir l’équilibre ?
— S’il y a un pays où on a été heureux, il ne faut pas oublier d’y retourner de temps en temps. Je crois que c’est le plus important. Il ne faut pas oublier de voyager. Partir et revenir.
Dans le nouveau pays, il faut faire le tri, exactement comme quand on arrive pour la première fois dans une ville. Il ne faut pas se sentir obligé d’aller où tout le monde va, de faire comme tous les autres, de répondre à toutes les sollicitations. Il faut choisir son rythme et ne pas se le laisser imposer.
Il faut penser que l’éthique de ce nouveau pays n’existe pas encore, qu’elle est balbutiante. Il faut aussi comprendre que certains faits sociaux se transforment. Par exemple, les gens s’organisent en réseau plutôt qu’en pyramide. On communique horizontalement. Il faut accepter ces changements, sinon mieux vaut rebrousser chemin.
On est nécessairement un émigrant quand on va sur le Net. Il ne faut jamais l’oublier. C’est une grande remise en cause. C’est pour ça que de plus en plus de gens éprouvent le besoin de faire marche arrière, soit que trop de choses leur déplaisent, soit qu’ils éprouvent le besoin de visiter leur famille d’origine. Je ne crois pas qu’ils obéissent à une mode. Comme si j’étais moi-même à la mode.
— Quels liens doit actionner l’entreprise pour ne pas être dépassée ?
— Quand on pose des questions au sujet de l’entreprise, j’ai toujours du mal à répondre car j’ai quitté le monde de l’entreprise alors que j’avais 30 ans.
Mais ma propre histoire préfigure sans doute un mouvement général. On est tous en train de s’individuer, c’est-à-dire de devenir singulier, différent les uns des autres. Ça veut dire qu’il n’existe plus de poste type, mais que chacun s’invente le sien. Il n’y a plus de cases. Une entreprise/société qui cherche aujourd’hui à mettre ses employés/citoyens dans des cases est en danger.
On ne peut pas d’un côté donner des outils de communication transversaux qui nous aident à construire le nouveau territoire, et dans le même temps, demander aux gens de se plier à la logique pyramidale des anciens territoires. C’est inconciliable. Je crois que cette opposition explique le mal-être de beaucoup de gens.
Ils apprennent à être nomade, à s’individuer, à être libre, et on leur impose encore beaucoup de décisions par le haut. C’est schizophrénique.
— Aujourd’hui, où en êtes-vous ?
— J’écris un roman sur la vie d’Ératosthène, je passe mon temps plongé dans le troisième siècle avant Jésus-Christ, rien qui ne me pousse à passer beaucoup de temps à socialiser en ligne. Je reste donc encore très distant. Il suffit de regarder mon blog, j’y publie peu, pour ainsi dire pas par rapport à ce qui était mon habitude.
Quand je suis revenu en octobre 2011, beaucoup de choses m’ont déplu, tant le comportement des entreprises que des utilisateurs, ça n’a pas changé. J’étais beaucoup moins critique avant. Mes six mois d’abstinence m’ont changé, c’est sûr. Je ne suis plus en attente de ce que disent les gens de moi. Je ne caresse plus compulsivement l’écran de mon téléphone. Je ne regarde mes mails que trois ou quatre fois par jour. Je ne twitte pratiquement plus.
Suis-je définitivement sevré ? Je n’en sais rien. L’avenir le dira. En tout cas, beaucoup de mes illusions tombent. Je vivais sur le Net parce que j’y découvrais autre chose qu’à la TV. Désormais le Net ressemble au reste de la société et il devient moins attirant pour moi. Il faut que je me remette à l’explorer avant de déménager.
— De quoi l’addiction aux réseaux sociaux est-elle selon vous synonyme ? Quels besoins vient-elle combler ? Quelles fuites permet-elle ?
— Quand on écrit sur le Net, c’est dans l’attente de réponses. Plus on en reçoit, plus on est heureux. C’est un peu comme si on nous disait sans cesse « Je t’aime ». On devient addict aux autres (et non pas à internet). On vit à travers leur regard comme si on était une star de cinéma. Sans doute sommes-nous en train de combler ainsi un déficit relationnel dans la société ordinaire.
À force de vivre par écran interposé, on finit par en oublier qu’on a un corps. On vit hors du temps physiologique, une espèce de non-temps et je pense qu’on a l’illusion d’être immortel. Je crois que c’est pour ne pas penser à la mort, pour la nier. Mais peut-on vraiment être heureux en oubliant cette échéance ?
— Comment est la vie après la vie connectée ? Quels effets cela a-t-il eus sur votre entourage, vos enfants, votre épouse, vos amis ?
— Le corps s’impose à nouveau, avec lui le temps lent. Ma femme et mes amis disent qu’ils me trouvent plus présent. Quand je suis avec eux, je le suis réellement. Je ne suis pas en train de leur parler tout en discutant sur le Net. La présence aux autres comme à la nature est indispensable à la pleine conscience. Lors de la déconnexion, j’ai éprouvé de puissantes sensations existentielles. Par exemple, tout simplement me réjouir de respirer.
Sur le Net, je ne connaissais plus de sentiment océanique, cette sensation de vivre des moments de plénitude. Tout cela m’est revenu en me déconnectant, en réapprenant à laisser filer le temps (ce qui est impossible sur le Net puisqu’il y a toujours quelque chose à faire et toujours quelqu’un avec qui parler).
— Et quelles conséquences sur le plan professionnel ?
— En étant déconnecté et maintenant moins connecté, j’écris moins, en tout cas en apparence. Donc pour la communauté internet, j’existe moins. C’est une forme de handicap, surtout quand comme moi on vit pour l’essentiel de conférences.
Mais je ne peux plus continuer à vanter un mode de vie qui me paraît délétère. Vouloir être visible à tout prix c’est ridicule. Pour exister sur Twitter, il faut envoyer un message toutes les trente minutes, sinon impossible d’avoir un score Klout supérieur à 70. Vous finissez par ne faire que ça.
Je me fais plus rare, mais espère être plus présent quand j’aurai quelque chose d’important à dire. Être parfois totalement déconnecté pour être parfois totalement connecté. Je ne prône pas la modération.
— Les jeunes semblent les plus exposés d’autant que leur addiction aux réseaux sociaux est synonyme d’intégration au groupe de leurs semblables. Peut-on vraiment penser les faire débrancher, et comment ?
— Ils n’ont pas connu la vie avant le Net. C’est peut-être le plus grand problème comme je le soulève à la fin de mon livre. Je peux être pleinement connecté et pleinement déconnecté, pour eux cette double possibilité a moins de sens peut-être.
Mais nous poursuivons tous le bonheur. Ils sauront écarter les services qui les réduisent en esclave et ils inventeront l’art de vivre au temps du numérique. J’y réussis en me déconnectant, ils y réussiront en restant connectés, d’autant plus que les nouvelles technologies engageront de plus en plus activement le corps.
On a les interfaces tactiles, les accéléromètres, les détecteurs de mouvements… tout cela va dans le sens d’une existence connectée presque équivalente à une existence déconnectée. Ce qui compte c’est de vivre des moments de plénitude. Ceux qui lisent ces lignes et ne voient pas de quoi je parle doivent s’inquiéter, sinon aucun souci.
Il faut être prudent quand on parle de ce qui est en train d’advenir. Les critères de jugement n’existent pas encore. On applique des grilles anciennes et inappropriées.
— Que pensez-nous des gens qui déconnectent durant les vacances ?
— Je ne crois pas que ça serve à grand-chose. Ce qui compte c’est de revenir dans l’ancien pays et d’entreprendre une sorte de voyage initiatique. Couper pour deux semaines ou même un mois, ça n’est pas suffisant. Il vaut mieux essayer d’analyser ses usages tout en restant connecté. Quand on se surprend à regarder ses mails cinq minutes après l’avoir fait, il faut se poser des questions.
D’autre part, ce n’est pas le numérique qui est en cause. Mon livre commence par le récit d’une crise d’angoisse imputable à internet. À la fin, j’en raconte une autre provoquée par le stress lors de la rénovation de trois appartements. J’étais déconnecté. Donc aucun rapport avec internet.
C’est notre rapport au monde que nous devons interroger. Pour deux personnes, ça ne sera pas identique. Seule la démarche importe, voilà pourquoi j’ai tenu à raconter la mienne avec franchise, en me gardant d’analyser. Je laisse ça à ceux qui deviendront les spécialistes opportunistes de la déconnexion. Franchement, je suis passé à autre chose et tout ça finit par me fatiguer. Nomophobe passez votre chemin.
— Être présent sur Internet n’est pas une obligation, y arriver ou en partir est un non-événement, non ?
— Rentrer chez soi après vingt ans d’exil, c’est quelque chose d’important. Depuis toujours, des hommes et des femmes ont éprouvé le besoin de raconter ces voyages initiatiques. Ils parlent de quelque chose de central dans nos vies, toutes faites de départs, souvent sans retour. Donc rien d’étonnant à ce que nous éprouvions le besoin de parler de la connexion/déconnexion. C’est une histoire de vie et de mort, avec peut-être le désir secret de mener plusieurs existences simultanées.
Internet, c’est la vraie vie, la vraie vie dans un pays étranger et qui le restera tant que nous disposerons de corps biologiques. Beaucoup de gens continueront à nous raconter leur déconnexion, tout comme beaucoup ont raconté leur déconnexion avec la civilisation.
Maintenant croyez-vous qu’on puisse vivre hors d’internet ? Ça me paraît difficile. Je crois même que ce n’est pas souhaitable. On a de sérieux problèmes à résoudre dans le monde et on ne les résoudra pas sans internet. S’en exclure, c’est refuser de participer à l’effort collectif. Donc il est vital d’apprendre à être heureux sur le nouveau territoire. Si cet apprentissage passe par la déconnexion pourquoi pas, mais ce n’est qu’un chemin parmi une infinité d’autres.
Il ne faut pas oublier que dans de nombreuses sociétés le passage à l’âge adulte s’effectue grâce un rituel. Le chasseur doit chasser sans arme, il doit survivre sans le soutien de la communauté, souvent sur un terrain particulier, il doit chaque fois vivre en se privant de qui fait son quotidien. Faire un bout de chemin loin d’internet, loin d’une forme de civilisation, c’est sans doute mieux comprendre cette civilisation. Si on ne veut pas en devenir l’esclave, c’est peut-être pas inutile.