L’écriture de mon Ératosthène me pousse à effectuer des recherches sur le Web, mais pas à fréquenter les réseaux sociaux (j’y croise trop peu de Grecs du IIIe siècle avant Jésus-Christ). Et puis, chaque fois que je me balade sur Facebook et Twitter, je me sens dans la peau d’un ancien habitant qui découvre des changements qui lui déplaisent.
Mon regard étant sans doute biaisé (j’espère provisoirement), il faut le prendre comme tel. Avant j’étais un panégyriste de la chose numérique, je suis un peu plus critique, non pas vis-à-vis de la technologie, mais de nos usages, et des usages qu’on voudrait bien nous voir adopter.
J’ai de plus en plus peur que nous ne devenions de nouveaux esclaves (j’ai fait du chemin sur ce sujet). Le parallèle entre notre situation et celle des esclaves est par certains aspects frappant. Ils ne payaient pas pour se nourrir ou se loger, mais leurs maîtres les forçaient à travailler, les échangeaient, les vendaient… Chaque fois que je vais sur Facebook, Twitter ou Google, on m’offre le logis numérique et la nourriture informationnelle et sociale, et on utilise mon travail pour enrichir les bases de données des publicistes pour qu’ils me ciblent mieux ainsi que mes amis.
Ce statut d’esclave numérique est encore supportable, mais nous sommes sur une pente qui pourrait voir sa déclivité s’accroître. Comment l’éviter ?
Comme je prône la liberté, on m’a souvent accusé d’être contre l’État. Je crois néanmoins que nous avons besoin d’un État.
- Sur les réseaux, des entreprises/organisations deviennent nécessairement dix à cent fois plus importantes que les autres et s’arrogent plus de 90 % des richesses (moment où la concurrence devient inopérante). Par effet de la structure fractale, The winner takes all (lire à ce sujet le livre de Robert Frank). Les gagnants réussissent ce tour de force quand un petit avantage initial s’est vu amplifier exponentiellement. L’avènement des réseaux implique un écart démesuré entre riches et pauvres. Il n’est pas éthiquement acceptable. En tant que société avancée qui a besoin des réseaux pour accroître son intelligence collective, nous devons combattre The winner takes all en contraignant les lois naturelles qui régissent les réseaux. Cette contrainte ne peut être contenue dans le réseau lui-même. Nous avons besoin d’un État qui impose des lois antitrust draconiennes.
- Les vainqueurs atteignent leur position outrageante en proposant les services vitaux du réseau, équivalant à l’air, à l’eau, à l’énergie… Si un acteur s’accapare la quasi-totalité d’une ressource, il acquiert un pouvoir démesuré sur les individus. Sa capacité à tout moment de nous priver d’air est inacceptable. Espérer qu’il n’usera jamais de son pouvoir est juste une preuve de naïveté, le pouvoir appelant toujours plus de pouvoir. Les monopoles doivent être combattus ou ramenés dans le domaine public. L’État doit garantir la neutralité de certains services vitaux : la santé, la justice, l’accès, le search…
- Les réseaux sont vivants et rien ne prouve que les vainqueurs survivent longtemps. Le fait qu’ils ne soient pas éternels ne doit pas nous laisser accepter leur joug provisoire. Savoir que le dictateur tombera un jour n’a jamais rendu le totalitarisme acceptable.
- Dans un monde complexe, l’auto-organisation est le meilleur système organisationnel, mais l’auto-organisation ne fonctionne que si les agents respectent des règles, éthiques notamment. Il faut donc une institution pour identifier ces règles, les étudier et les faire respecter. Quand des acteurs n’ont plus d’éthique, nous assistons à une prise de pouvoir centralisée sur le réseau, c’est ainsi que The winner takes all.
- Dans un monde complexe, il subsiste des domaines de simplicité (sécurité routière, santé…), où les organisations pyramidales restent opérantes, donc où un État classique peut avoir quelques avantages (en tout cas provisoirement).
- Dans un monde complexe, la méthode essai/erreur est la plus efficace, mais la pratique de cette méthode doit être encadrée. On ne peut essayer tout et n’importe quoi dans n’importe quelles conditions. Par ailleurs, quand un essai a du succès, il faut en favoriser la propagation (rôle du W3C sur internet).
- Il ne peut exister de développement durable/harmonieux/écologique qu’en regard d’une économie durable/éthique… c’est-à-dire où on s’efforce d’empêcher que The winner takes all (tour de force réussi par le système financier qui s’est emparé de la monnaie).
Reste à définir la nature de cet État nécessaire à l’âge des réseaux (parce que le réseau n’est pas une structure idéale). Il ne doit pas être centralisé et défendu par une armée de fonctionnaires, mais il doit néanmoins exister en tant qu’entité sociologique.
Aujourd’hui, quand je marche dans une rue ou me promène sur une route de campagne, je me dis rarement que j’en suis le propriétaire. Si je vois une dégradation, je ne la répare pas comme je le ferais si c’était chez moi. Je suis laxiste avec les choses de l’État parce qu’il s’est dissocié de moi. L’État ce n’est plus nous alors que nous devrions pouvoir dire « L’état, c’est nous. »
Avant quand je surfais sur le Net, je me disais sans hésitation que les liens que je parcourais m’appartenaient. Et quand ils étaient cassés ou pointaient vers des endroits erronés, je m’empressais de publier un correctif. J’étais un administrateur volontaire du réseau parce que « Le réseau, c’était moi. »
Je suis sans doute en train de perdre mes habitudes de citoyen numérique responsable comme si le réseau ne m’appartenait plus, ne nous appartenait plus, mais devenait une propriété privée. D’où mon malaise grandissant. Et si le réseau ce n’était plus nous ? Nous serions en train de manquer une chance historique de changer le monde.
Nous devons nous réapproprier le réseau en nous instaurant en État, un État distribué entre chacun de nous. À ce stade, c’est un vœu car je ne vois pas comment participer à sa construction sinon en continuant à publier par intermittence des articles sur mon blog qui reste, encore pour un temps, hors de la juridiction des vainqueurs.