Après s’être fait virer d’Apple où il travaillait en freelance, Ron Avitzur raconta qu’il avait vécu cette histoire comme une expérience de subversion de la structure de management. Comment peut-on arriver à dire une chose pareille après avoir été remercié ? C’est tout simplement que Ron refusa son licenciement. Comme on avait oublié de lui retirer son badge, il continua d’aller au bureau et de travailler sur son ancien projet. Il n’était plus payé, mais il lui tenait à cœur de terminer le travail commencé.
-- Je n’ai subi aucune des contraintes qu’on a d’habitude dans une grosse boîte. Je n’avais pas de budget, pas de personnel. Je ne répondais à personne, et personne n’avait de raison de faire ce que je demandais. Des dizaines de gens ont collaboré avec moi spontanément, motivés par la loyauté, l’amitié ou l’amour du travail bien fait. Nous étions des hackers, créant quelque chose pour le seul plaisir de le voir fonctionner.
Jusqu’à seize heures par jours, sept jours sur sept, durant six mois, Ron squatta les bureaux d’Apple.
-- J’aurais aimé avoir ton logiciel quand j’étais à l’école, lui disaient les ingénieurs pour l’encourager.
Ron développait un outil graphique pour apprendre les mathématiques. Nous étions en 1993. Son logiciel avait besoin de plus de puissance de calcul que ne disposaient les Apple de l’époque. Un soir d’août, deux inconnus vinrent trouver Ron et lui proposèrent de faire tourner le logiciel sur un prototype du futur Power Mac. Ils passèrent la nuit à modifier le code et le lendemain ça marchait, cinquante fois plus vite que sur les anciennes machines.
-- Nous avons besoin de ton logiciel pour prouver la puissance des nouveaux Mac, dirent les deux inconnus.
Greg Robbins, un ami de Ron, se fit aussi virer. Il accepta de collaborer au projet non officiel. Quand des gens leur demandaient s’ils travaillaient chez Apple. Ils disaient la vérité.
-- Vous voulez dire que vous êtes freelance ?
-- En vérité non.
-- Qui vous paie ?
-- Personne.
-- Comment vivez-vous ?
-- Très simplement.
Ron et Greg étaient passionnés, persuadés que leur logiciel éducatif rendrait service aux étudiants comme aux enseignants. Ils travaillaient gratuitement pour le bien des hommes. Comme eux des dizaines de milliers d’informaticiens développaient des logiciels dans le seul but de servir la communauté.
Si certaines entreprises comme Microsoft commercialisaient leurs produits et les protégeaient par copyright, des indépendants offraient à tous le fruit de leur travail, en laissant le code ouvert pour que d’autres puissent y collaborer librement.
Écrire un logiciel, comme écrire un livre, ne demande que du temps. Les informaticiens ont compris qu’ils peuvent offrir ce temps à l’humanité. Plutôt que de chercher à soigner les plaies du monde comme le font les ONG, et en complément d’elles, ils construisent un nouveau monde, un monde qu’ils espèrent meilleur.
À partir du 11 janvier 1994, Graphing calculator, le logiciel de Ron et Greg, se retrouva sur les nouveaux Macintosh. Un projet qui officiellement n’avait jamais existé produisit un logiciel que les enseignants utilisent depuis partout dans le monde pour illustrer des concepts abstraits. Nous étions entrés dans une nouvelle civilisation, la civilisation du don.