Depuis cinq ans, je défends l’idée du blog comme atelier. J’ai aussi affirmé que mon blog était mon meilleur livre. Mais quand peut-on dire que le blog nous amène sur des nouveaux sentiers littéraires ?
Si ce que nous écrivons sur nos blogs peut être couché sur du papier, ou même un fichier epub, suivant la logique homothétique, nous n’avons pas réellement exploré les nouvelles possibilités formelles qui s’offrent à nous.
Nous pratiquons éventuellement La stratégie du cyborg et l’hypertextualité, mais nous sommes loin d’entrer dans le domaine de ce que j’ai appelé les codex : textes+liens+codes.
Pour écrire un codex, l’auteur doit produire non seulement du texte et des liens, mais aussi du code informatique, un code qui fait partie intégrante de l’œuvre. La double compétence, écrire/programmer étant rare, question de génération, peu d’auteurs se sont aventurés vers l’inconnu. Par chance, ça ne peut que bouger. Par exemple, Alexandre Astier nous explique qu’il programme quand il ne travaille pas à ses scénarios. Nous avançons vers un monde où la double compétence sera commune.
Aujourd’hui, la plupart des auteurs qui s’intéressent aux ebooks ne le font que pour chercher un public qu’ils n’ont pas sur le papier, qu’ils ne peuvent avoir faute d’un désintérêt des éditeurs et, bien souvent, de la plupart des lecteurs. Le numérique apparaît comme un espace de liberté, mais faute de mieux dans l’ancien monde. Le numérique en lui-même est alors presque anecdotique, un simple moyen.
Je n’échappe pas à ce travers, même si ce que je publie en numérique traite souvent du numérique. J’ai pratiqué la cyborisation, mais peu le codex, bien que La quatrième théorie ait nécessité pas mal de code. J’ai depuis longtemps l’idée d’aller plus loin et j’ai commencé à expérimenter en reprenant à zéro mon vieux projet sur Ératosthène.
Qu’est-ce qu’un texte linéaire ? Un livre où les pages se suivent dans un ordre immuable. Mais aussi un livre dont vous êtes le héros qui se déploie suivant une arborescence plus ou moins figée.
Un document hypertexte n’est pas nécessairement linéaire. Par exemple, la dernière page d’un document peut renvoyer sur la première, introduisant une certaine circularité. En revanche, dans un hypertexte, les liens sont figés, écrits une fois pour toutes. On peut cartographier le document. On échappe certes à la linéarité, mais pas au déterminisme propre au livre.
Avec mon nouveau Ératosthène, j’expérimente tout autre chose. Les liens se retrouvent en bas de page. Ils listent les tags associés à cette page, mais, contrairement à ce qui se fait sur les blogs, ils ne pointent pas vers tous les billets correspondants aux tags. Chaque lien pointe vers une seule page qui dépend des pages déjà lues par vous et par les autres lecteurs. Dans certains cas, les liens peuvent être même calculés aléatoirement pour transporter le lecteur où il ne s’y attend pas. Au fur et à mesure de la lecture, les liens sont consommés, ils se désactivent peu à peu jusqu’à ce que la dernière page soit atteinte.
Je ne me suis pas lancé dans cette direction juste pour explorer des possibilités techniques. Je travaille sur Ératosthène depuis 2000. J’ai écrit plus de dix versions différentes de sa vie, aucune satisfaisante. Il m’est alors apparu que je cherchais à donner une unité à une vie qui ne pouvait pas en avoir.
Ératosthène était un éclectique, déjà qualifié ainsi de son temps, et d’ailleurs avec un grand mépris. C’était un expert de rien. Quelqu’un qui en des temps troublés avait compris que les spécialités du passé n’avaient plus lieu d’être. Alors, pourquoi chercher l’unité classique pour décrire la vie d’un homme qui changea sans cesse de direction ? L’unité, l’homogénéité, la linéarité… ces éléments traditionnellement constituants du roman me gênaient plus qu’autre chose.
Bien des écrivains ont réussi à les contourner, je pense à Bioy Casares par exemple, et j’ai compris que le codex m’offrait une nouvelle possibilité libératoire. J’allais pouvoir donner au lecteur la chance de se construire son propre parcours à travers la vie d’Ératosthène.
Au commencement, nous sommes en -194 avant Jésus-Christ, Ératosthène meurt. Il se souvient de sa vie et, comme la mort pour lui approche sans cesse sans jamais l’atteindre, il se projette vers l’avenir. Il a une vision kaléidoscopique du passé, du présent et du futur. Le lecteur navigue de fragment en fragment, chacun étant situé dans le temps, associé à un lieu, à des personnages, éventuellement à des concepts philosophiques ou scientifiques.
Même si à ce stade je n’ai publié qu’une infime partie des fragments, je sens que mon texte prend une coloration nouvelle, lié à l’expérience nouvelle de lecture. Maintenant, en me lisant, en plus des fautes d’orthographe, vous aurez aussi les bugs ! Bienvenus dans le monde des codex.