Depuis que les Tunisiens ont soulevé par leurs protestations un vent de liberté en Afrique du Nord, je dis souvent que les frontières de l’empire s’effritent et que bientôt son cœur aussi tombera… mais peut-être pas de lui-même comme un fruit trop mûr.
Quand j’ai lancé sur Twitter et Facebook cette phrase : « La révolte ne doit pas s’arrêter de l’autre côté de la Méditerranée. », on s’est fichu de moi, me traitant de comique et m’accusant de comparer l’incomparable. On m’a dit que j’étais masochiste, que je me faisais volontairement mal. On m’a dit que je m’étais taillé le doigt et que je me comparais à un leucémique. Alors si je suis un comique, un masochiste ou un hypocondriaque, il y en a qui portent des œillères.
Imaginons un monde abominable, absolument totalitaire, régi par un dictateur omnipotent. Les esclaves ne connaissent depuis toujours que l’esclavage. Comment pourraient-ils rêver d’autre chose ? Comment pourraient-ils concevoir une autre vie ? Comment pourraient-ils imaginer de se révolter ? C’est pour eux inconcevable !
Un parallèle. Comment pourrions-nous concevoir ne pas mourir ? Nous révolter contre la mort même ? Car il s’agit pour nous tous d’une maîtresse terrible devant laquelle nous nous inclinons tous. Qui ose défier cette dictature ?
On a bien imaginé la vie après la mort. Mais personne n’imagine s’affranchir de la mort elle-même. Quand je dis « personne », je mens. En observant que des arbres qui vivaient des centaines d’années, quelques illuminés songèrent les égaler. Ils recherchèrent la fontaine de jouvence.
Aujourd’hui, parce que nous découvrons des organismes qui vivent des milliers d’années, certains scientifiques rêvent de prolonger nos existences au-delà peut-être du raisonnable. Ce rêve avec lequel joue Nicolas Ancion ne s’est formé que parce quelques graines de folie s’immiscèrent dans quelques esprits avant d’y germer.
Revenons à notre dictature absolue. Par un concours de circonstances, imaginons un esclave qui bénéficie d’un soupçon de liberté de plus que les autres. Il devient la petite graine qui en inspirera d’autres. Des îlots de liberté se formeront peu à peu. Peut-être qu’un jour la dictature s’effondrera. Cette révolution ne sera possible qu’à cause de la graine initiale, celle qui a fait entrevoir la possibilité d’une autre vie.
Nous ne nous battons que pour gagner universellement ce que quelques-uns disposent déjà. Il faut quelques précurseurs. Ils peuvent être les privilégiés de l’ancien régime aussi bien que des aventuriers.
Quand les habitants de l’Afrique du nord voient en Europe, c’est-à-dire non loin d’eux, des hommes et des femmes jouir d’une plus grande liberté qu’eux, et aussi d’un niveau de vie plus convenable, ils désirent tendre vers eux. Les Européens sont de petites graines. Certains en déduisent que, puisque les Européens inspirent les révoltés du Maghreb, leur situation n’est pas comparable !
Mais si nous Européens n’étions pas libres, si nous ne nous étions pas battus pour cette liberté, il ne se passerait rien en Tunisie et ailleurs. Nous avons pour devoir de nous battre pour toujours plus de liberté pour que notre plus grande liberté inspire d’autres révoltes. Ce combat ne peut avoir de fin. Tant que des hommes jouissent d’une plus grande liberté que d’autres, et avec elle de privilèges, nous devons nous battre pour les rejoindre.
Ce n’est pas tant notre niveau absolu de liberté ou de vie qui importe que l’écart entre le nôtre et celui de ceux qui se placent au-dessus de nous. Ce delta provoque le mouvement social. Quand il devient trop important, il engendre des forces qu’aucune armée ne peut arrêter.
En Europe, nous avons aussi nos dictateurs. Ne nous leurrons pas. Je ne pense pas aux guignols qui siègent à nos gouvernements. Je pense plutôt aux banquiers qui ont le privilège de fabriquer de l’argent que nous autres devons gagner par notre travail. Ils ont la particularité d’être aussi fortunés que les Ben Ali ou les Moubarak. Ils ont la même capacité à imposer leurs volontés à des millions de gens qu’ils tiennent par les couilles avec les cordes d’une multitude de crédits.
Certes la situation absolue des Européens n’est pas comparable à celles des Tunisiens, Égyptiens, Algériens… mais, en termes de delta, il n’y a aucune différence. C’est contre les deltas que nous nous battons et que nous nous battrons toujours. Sans cette soif d’une vie toujours meilleure, l’histoire aurait pris fin depuis longtemps, nous en serions toujours dans une situation d’esclavage généralisé.
Ce n’est pas parce qu’il existe des peuples plus miséreux que nous que nous devons abaisser les armes. Notre combat pour la dignité humaine sert tous les hommes et toutes les femmes. Les indignités qui nous crèvent les yeux chez nous ne doivent pas être tolérées. Mais crèvent-elles réellement les yeux ? C’est tout le problème.
Si on ne voit pas ce qui déraille chez nous, si on croit que nous ne faisons face qu’à quelques dérèglements mineurs, qui pourraient être réglés par une élection et un nouveau gouvernement, alors on ne peut pas comprendre la nécessité de généraliser la révolte née au sud de la Méditerranée. Je ne suis pour tous les aveugles qu’un comique. Les banquiers et leurs séides peuvent dormir tranquilles.
Si nous Européens attendons que les autres pays rejoignent notre niveau de liberté avant d’exiger plus de liberté, il sera trop tard. Nous aurons tué toutes les graines. L’histoire sera effectivement entrée dans un état stationnaire qui satisfera ceux qui en seront les maîtres. Et il faudra tout recommencer.
Les Tunisiens, les Égyptiens et les Algériens qui se battent contre leur dictature comprennent que nous devons en Europe nous battre contre la nôtre. Ils ont besoin de notre lutte. Ils ne veulent pas seulement nous rejoindre. Ils veulent avec nous aller de l’avant.