En m’intéressant à la seule expérience d’anarchie à grande échelle mise en œuvre au cours de l’Histoire, la Catalogne de 1936, j’ai noté des parallèles troublants avec l’histoire d’Internet et notre situation présente.
Dans Le bref été de l’anarchie, Hans Magnus Enzensberger nous raconte la vie de Buenaventura Durruti, le plus célèbre des anarchistes espagnols, mort le 20 novembre 1936.
L’enterrement eut lieu le lendemain. Une chose avait été claire d’emblée : la balle qui avait causé la mort de Durruti avait frappé Barcelone au cœur. […] Aux côtés des drapeaux des anarchistes, les couleurs de tous les groupements antifascistes flottaient au-dessus de la foule. C’était un spectacle à la fois auguste, grandiose et bizarre, car personne n’avait guidé, organisé ou réglé ces masses. Rien n’allait. Il régnait un désordre insensé.
J’ai tiqué à la lecture de ce passage. Si Enzensberger écrit sur Durruti, c’est qu’il se sent une certaine attirance pour l’anarchie. D’un autre côté, il ne peut s’empêcher de laisser entendre, dès le début de son texte, que la non-organisation a quelque chose de bizarre alors qu’il ne pouvait y avoir de plus bel hommage à Durruti.
On voit les mêmes critiques fondre sur Internet. Il serait lui aussi désorganisé et rien n’y irait. Il faudrait même le civiliser ! Mais en fait tout dépend de ce qu’on entend par « aller ». Durruti n’aurait pas apprécié un enterrement où la foule aurait marché au pas et se serait tenue respectueuse sur les trottoirs de Barcelone. De telles obsèques l’auraient terrifié. Le désordre n’est bizarre que pour celui qui vénère l’ordre.
Non, ce n’était pas les funérailles d’un roi, c’était un enterrement que le peuple avait pris en main, se rattrape Enzensberger. Il n’y avait aucune directive, tout se faisait spontanément. Le non-prévisible dominait la journée. C’était simplement un enterrement anarchiste et c’était en cela que résidait sa majesté.
Plus loin, Enzensberger résume la position des anarchistes espagnols :
Jamais et nulle part les anarchistes ne se sont considérés comme un parti politique ; ne jamais prendre part à des élections parlementaires ou occuper des postes dans le gouvernement appartient à leurs principes ; ils ne veulent pas se rendre maîtres de l’État, ils veulent l’abolir. Même dans leurs propres groupements, ils s’opposent à une concentration des pouvoirs […]
Les principales armes [des anarchistes…] étaient la grève et la guérilla. De la cessation du travail au soulèvement, il n’y avait toujours, pour les anarchistes, qu’un pas.
Les révolutionnaires espagnols n’étaient pas de simples destructeurs de machines. Leurs vœux n’étaient point dirigés vers le passé, mais vers l’avenir ; un autre, à la vérité, que celui que leur réservait le capitalisme ; et pendant la brève période de leur triomphe, ils n’ont pas fermé leurs usines, mais les ont utilisées selon leurs propres lumières et prises résolument en main.
Cette rapide évocation de l’anarchisme suffit à résumer le drame qui se joua en Espagne. Les anarchistes étaient des révolutionnaires. Ils avaient le même objectif que les communistes. Ils voulaient abattre le capitalisme, s’emparer des outils de production, les mettre entre les mains du peuple.
Toute sa vie Durruti aura été un Robin des bois. Il pillait les banques pour donner l’argent aux pauvres, pour acheter des armes ou pour construire des écoles. Mais, un jour de juillet 1936, les anarchistes prirent le pouvoir en Catalogne. Ils devinrent les seuls maîtres de la région. Si leur idéologie les avait préparés à la lutte, elle les laissa démunies après la victoire.
[…] les anarchistes cherchèrent dans leurs syndicats un refuge aux exigences de la « politique », aurait pu déclarer Trotski selon Enzensberger. Ils se comportèrent à la manière de la cinquième roue d’un carrosse de la démocratie bourgeoise. Ils perdirent bientôt jusqu’à cette position, parce que personne n’a besoin d’une cinquième roue. Il suffit de se rapporter à leur propre justification. « Si nous ne nous sommes pas emparés du pouvoir, ce n’est pas parce que nous ne le pouvions pas, mais parce que nous sommes opposés à toute forme de dictature. » Une telle argumentation est en soi la preuve irréfutable que l’anarchisme est une doctrine antirévolutionnaire. Quiconque renonce à la conquête du pouvoir l’abandonne à ceux qui l’ont toujours possédé, à savoir les exploiteurs.
En refusant le pouvoir, les anarchistes laissèrent une place grandissante aux communistes et aux apparatchiks. Après quelques mois, la Catalogne reprit son ancienne apparence. Dans Hommage à la Catalogne, George Orwell nous décrit Barcelone au printemps 1937 comme une ville tenue par les communistes mais où les riches avaient repris leurs habitudes.
Cette histoire ne vous rappelle rien ? Nous avons un Internet qui s’arrache peu à peu à ses origines militaires et universitaires pour devenir une utopie pirate. 1985, Richard Stallman, publie Le manifeste GNU. En 1991, Hakim Bey publie TAZ. En 1996, John Perry Barlow publie Déclaration d’indépendance du cyberspace. Un vent de liberté souffle alors sur le réseau. La plupart des mots d’ordre anarchistes peuvent être repris pour décrire cette période. Refus des gouvernements. Refus des hiérarchies. Refus du capitalisme et de l’argent. Et le pouvoir au peuple.
L’habituelle division en classes de la société avait disparu dans une mesure telle que c’était chose presque impossible à concevoir dans l’atmosphère corrompue par l’argent de l’Angleterre ; il n’y avait là que les paysans et nous, et nul ne reconnaissait personne comme son maître, écrit Orwell au sujet de l’Espagne. Bien entendu, un tel état de choses ne pouvait durer. Ce fut seulement une phase temporaire et locale dans la gigantesque partie qui est en train de se jouer sur toute la surface de la terre. Mais elle dura suffisamment pour avoir une action sur tous ceux qui la vécurent. […] nous nous rendîmes compte après coup que nous avions pris contact avec quelque chose de singulier et de précieux.
Il me semble que tous ceux qui ont vécu le début d’Internet, puis l’émergence des blogs, pourraient témoigner comme Orwell d’un moment singulier qui s’est peu à peu refermé. Contre nos positions libertaires d’autres forces se sont peu à peu mobilisées. De grandes entreprises tout d’abord, vite rejointes par les gouvernements. Voilà où nous en sommes : en décembre 1936. La partie n’est pas encore terminée mais elle prend une mauvaise tournure et l’histoire pourrait se répéter avec l’arrivée au pouvoir d’un Franco.
En Espagne, les anarchistes commirent à mon sens deux erreurs monumentales.
- Ils n’avaient vécu que dans le but d’abattre le capitalisme et la dictature de la bourgeoisie. Ils n’avaient pas d’idée sérieuse sur la manière de gérer une société après la victoire de la révolution. Les anarchistes avaient déjà commis cette même erreur en Russie, laissant la porte ouverte aux communistes qui eux ne rechignaient pas à instaurer un pouvoir fort pour lutter contre un pouvoir fort.
- Ils finirent par se laisser contaminer par l’idéologie adverse. Ils acceptèrent une guerre de positions et de tranchées.
Durruti croyait fermement en ses idées, mais il n’était pas un dogmatique et il était obligé de faire presque chaque jour des concessions à la réalité, écrit Enzensberger. Il a été le premier anarchiste à concevoir qu’on ne peut faire la guerre sans discipline. « La guerre est une saleté, disait-il plein d’amertume. Elle détruit aussi les principes les plus sacrés ! »
Pourquoi avoir renoncé à la guérilla ? Pourquoi avoir voulu établir un front contre les fascistes ? Une guerre claire implique des oppositions claires, des chefs, des hiérarchies… elle est la négation même de l’anarchie. Un anarchiste n’est pas nécessairement pacifiste, mais jamais il ne doit accepter de s’enrôler dans une armée régulière. Il y perd son âme et bientôt sa raison de se battre.
Nous ne sauverons pas Internet de la dictature en menant une guerre frontale contre les puissances totalitaires qui y germent, mais en leur tendant sans cesse des embuscades comme le font Les anonymous. Quand on refuse soi-même la centralisation et la hiérarchisation, la guérilla est la seule forme de lutte envisageable.
Reste à se préoccuper de la suite. Qu’advient-il une fois que l’adversaire a mis pied à terre ? L’histoire d’Internet nous prouve qu’un système relativement non centralisé peut se développer. Et plus que l’histoire d’Internet (en partie centralisé), c’est l’histoire du Web qui est intéressante. La percolation a fonctionné merveilleusement. Des programmeurs de tout horizon ont construit une cathédrale en quelques années. Mais ils n’ont pas empêché la réapparition des structures de domination. L’anarchisme est-il condamné comme le décrit Orwell à être un stade transitoire entre deux phases d’ordre ?
Quand on regarde en arrière, on peut avoir envie de répondre oui. D’un autre côté, l’histoire n’est pas cyclique, nous sommes dans une situation nouvelle qui peut dérouler de nouvelles configurations. L’anarchisme peut ainsi prendre une coloration plus modérée, telle celle formulée par Chomsky.
Dans ce cadre, l’anarchiste n’est pas contre toutes les structures de dominations, mais seulement contre celles qui ne peuvent plus se justifier. Un anarchiste ne condamne pas un gouvernement qui abolit la peine de mort (il peut en revanche le condamner pour d’autres décisions). L’État n’est plus le mal absolu. Il peut se décentraliser (réellement et non pas à la mode socialiste). Il peut responsabiliser ses agents. Il peut favoriser le développement de l’intelligence collective. Il y a de la place pour toujours moins de hiérarchie. Il ne s’agit pas de toutes les casser pour être obligé d’en reconstruire de nouvelles mais, peu à peu, d’éliminer toutes celles qui nous entravent. Des anarchistes peuvent intégrer un gouvernement pour accompagner la décentralisation.
L’anarchisme ne peut se maintenir que si une guérilla perpétuelle s’oppose à toutes les structures de domination qui émergent et si, en même temps, chacun des anarchistes s’efforce de maintenir la décentralisation autour de lui.
Le pire pour un anarchiste c’est de défendre sa cause en adoptant les méthodes du camp adverse. La hiérarchie, la discipline et l’autoritarisme ont fait leur preuve. Mais ce n’est pas par ces techniques, à travers elles, que nous instaurerons un monde plus humaniste. La victoire ne justifie pas toutes les fins !
Toute ma vie, j’ai été un anarchiste et voici que, maintenant, je devrais soumettre mes hommes à la matraque de la discipline ? fait dire Enzensberger à Durruti. Je n’en ferai rien ! Je sais que pendant la guerre la discipline est indispensable, mais ce doit être une discipline intérieure, qui ressort du but même pour lequel on se bat.
L’erreur c’est la guerre, c’est tout, c’est de s’être engagé sur une mauvaise voie.
La forme d’extrême décentralisation de leurs organisations qu’ils avaient imprimée à leur mouvement tournait souvent à leur avantage ; mais cet avantage était acquis au prix d’un rétrécissement sensible de leur horizon.
L’erreur des anarchistes espagnols aura été de rester Espagnols. Pendant que les fascistes et les communistes s’alliaient avec les puissances extérieures, ils sont restés indépendants et libres. Dans cette situation d’isolation, l’anarchisme ne peut perdurer. Les hiérarchies ne peuvent manquer de gangréner le mouvement. Le seul espoir est dans l’interconnexion, dans l’internationalisation.
Pour défendre un Internet libre, tous les groupes de résistance doivent s’interconnecter et s’ouvrir sans cesse à de nouveaux membres. Toute stratégie de chapelle serait néfaste et ferait le jeu des adversaires de la liberté. Eux n’hésitent pas à la moindre occasion, comme en Égypte, à couper le réseau.