Atomisation programmée

Je viens de publier un troisième texte chez publie.net, Bit, Sex and Bug. Plutôt que de gloser dessus, Isabelle m’a interviewé. Je vous propose également un extrait du début de ce thriller.

Chapitre 1

Se cacher dans les arbres, au-dessus des feuillages, ne pas quitter le bosquet, ne pas descendre dans la savane. Ils sont derrière, en bas, de partout, ils nous encerclent. Ne pas crier, ne pas souffler. Un petit gémit près de la fourmilière où sa mère l’a oublié. Trop tard, ils l’ont vu et le transpercent. Du sang, ils s’en régalent, coupent, tailladent, déchiquètent. Sauter, tomber, se rattraper, se balancer, sauter sur l’autre branche, plus vite, plus vite, un bond, une liane. C’est la fin de la végétation, le début des chicots brûlés par le soleil. Le vent courbe l’herbe jaunie. Ils s’y dissimulent armés de leurs bâtons. D’autres dévorent les restes du petit, ils aiment sa chair, ils ont faim, c’est bon, c’est chaud.

Arrêtez-les. Je vous en prie.

De qui parles-tu, Michel ?

Ils sont plus grands que nous. Plus rapides mais incapables de grimper. Ils approchent. Sauter, sauter, dévaler le long du tronc, se redresser, courir entre les projectiles, traverser la clairière, atteindre la forêt, se perdre dans l’ombre. Une femelle rugit de douleur. Un vieux mâle s’est laissé piéger. Ils jaillissent du sous-bois où ils s’étaient postés. Rebrousser chemin. Non, détaler, bondir, disparaître.

Ne me mangez pas.

Il délire, dit l’infirmière.

Julien s’écarta de son ami qui était allongé sur le lit d’hôpital.

C’est presque toutes les nuits comme ça, dit l’infirmière. Michel se prend pour un singe. Regardez, il s’apaise maintenant.

Que puis-je faire ? dit Julien.

Restez près de lui, il n’a plus beaucoup de temps à vivre.


Julien était né en 1974, première année de la crise du pétrole, quand les émissions télé s’arrêtaient à vingt-trois heures par souci d’économie après avoir diffusé un épisode des Brigades du Tigre. C’était l’époque de l’AS Saint Étienne, l’année du doublé Coupe Championnat. On chantait « Qui c’est les plus forts ? Évidemment, c’est les Verts ». La guerre du Vietnam s’était achevée, Gary Gygax et David Arneson publiaient le jeu de rôle Donjons & Dragons, JRR Tolkien s’éteignait et, sans que personne ne le sache encore, naissait la génération sida.

Julien aurait vingt-neuf ans en décembre 2003. Il n’avait jamais connu autre chose que les préservatifs ou l’abstinence. La méfiance lui avait pourri l’âme. L’insouciance lui était étrangère.

Depuis le début de l’épidémie que s’est-il passé de bien ? lui demandait Michel.

Julien ne voyait pas.

La victoire le l’équipe de France à la coupe du monde 1998.

Harry Potter.

L’euro.

Les accords de Kyoto… quand ils seront appliqués.

C’est ridicule.

Mais quoi d’autre ?

La chute du mur de Berlin.

La techno music.

Les raves parties.

Les mangas.

La fin de Saddam Hussein

Le Web.

C’était la seule nouveauté, la plus surprenante, la plus triste aussi. Les gens ne ressentaient plus le besoin de se toucher. Ils interagissaient à distance. Presque comme une conséquence du sida, les relations humaines se virtualisaient. Le cybermonde n’aurait pu s’épanouir à un autre moment de l’histoire. Et il était en train de tout bouleverser.


Julien quitta le centre de virologie au petit matin. Il faisait chaud en ce début de mois de juin. Des trottoirs arrosés, l’eau s’évaporait, dessinant des lanières claires sur le béton humide. La veille, les informations avaient annoncé un pic de pollution, n’autorisant la route qu’aux voitures avec des numéros pairs. Julien observait les plaques minéralogiques. Les conducteurs ne respectaient pas la consigne. Des motos vrombissaient sur la file réservée aux cyclistes. Au carrefour, un gendarme figeait la circulation à coups de sifflet.

Julien s’était immobilisé. Il ne savait plus quoi penser. Michel allait mourir. C’était irréversible, la fin d’une époque. Mourir à quarante-trois ans. Une fois la douleur trop lourde, renoncer devenait l’unique porte de salut. À vrai dire, la volonté ne s’imposait pas dans ce processus. Le virus ne lui obéissait pas. Il s’était multiplié, avait gangrené le corps, indifférent aux thérapies. En occident, de nombreux patients ne réagissaient plus aux cocktails d’antiviraux. D’autres, ailleurs, succombaient, par milliers sans avoir la possibilité d’être sauvés.

Le docteur prétendait que Michel n’avait pas eu de chance. La trithérapie à base d’inhibiteurs de la transcriptase inverse et de la protéase n’avait pas aidé le système immunitaire. L’organisme s’était délité : apathie, fièvres, allergies, nausées… Dans soixante-dix pour cent des cas, les malades se maintiennent sans entrer en phase terminale, même s’ils restent fragiles dans l’attente d’un vaccin. Le docteur se demandait pourquoi Michel avait résisté aux traitements. C’était un mystère. Connaître les principes de la chimie et de la biologie n’aide pas à comprendre les milliards de combinaisons inventées par l’évolution. Dans cet immense puzzle, le hasard prédomine.

Michel, biologiste au CNRS, avait étudié les lois de la nature. En juin 2002, il avait dû arrêter de travailler. Un an plus tard, il mourait, poussant des cris terribles. Durant ses rêves, il se prenait pour un singe. Il croyait que le virus HIV, de part son origine simiesque, portait une mémoire atavique capable d’altérer l’humanité des malades. Les nuits, en répétition de sa propre mort, Michel revivait la mort des primates chassés par les Pygmées. Des hommes tuaient des animaux, un virus tuait des hommes. Michel n’en voulait à personne. Comme disait le docteur, il n’avait pas eu de chance.

Le docteur ? Julien éclata de rire. Lui aussi était docteur. Théoricien des systèmes informatiques, il savait le peu de maîtrise que les hommes ont sur les choses. Le monde en contient trop pour être dominé. Ainsi Michel serait bientôt reformaté. Ses atomes se disperseraient sans garder le moindre souvenir de son existence, se recombinant dans d’autres cellules, d’autres matériaux, comme ils s’y acharnaient depuis le début des temps.

Toutes les parties de nous-mêmes ont parcouru des années lumières. Nées au cœur d’étoiles en formation, puis éparpillées par des explosions cosmiques, elles se sont retrouvées sur Terre pour mener à nous dans une suite inextricable d’interactions. Elles continueront cette course éperdue. Nos atomes furent d’autres hommes, peut-être d’autres intelligences, invraisemblables pour nous ou très familières car soumises au même destin inéluctable.

Une vieille dame s’était arrêtée devant Julien toujours immobile au centre du trottoir humide. Elle lui parlait.

Vous allez bien jeune homme ?

Julien lui sourit.

Je suis fatigué.

La vieille dame hocha la tête en s’éloignant.

Julien écarquilla les yeux comme s’il s’éveillait, puis alluma une cigarette, la porta à ses lèvres, toussa, puis aspira une seconde bouffée, toussa encore. Fumer n’avait plus d’attrait : il était interdit de fumer dans la chambre de Michel.


Comme tous les mercredis, Julien allait déjeuner chez ses parents. En attendant, n’ayant pas envie de travailler, il s’arrêta dans un bar boire un café adossé au comptoir, puis se transporta en terrasse pour lire le journal. Il apparaissait de plus en plus évident que Georges Bush et Tony Blair avaient fabulé à propos des armes de destruction massive iraquiennes. Un canular s’était déroulé à la face du monde, mais déjà plus personne n’y prêtait attention. Il était question de sempiternelles grèves et vagues de mécontentement.

Julien se moquait de ces récriminations. Il avait été chercheur à l’université, puis avait quitté la fonction publique pour créer sa société. Il avait trouvé des investisseurs en les persuadant qu’il révolutionnerait les interfaces hommes machines dans le domaine des jeux vidéo. Les capital-risqueurs lui avaient accordé des crédits après la lecture de sa thèse de doctorat.

Julien y avait traité de la programmation comme un art, conseillant aux informaticiens d’abandonner la conception pas-à-pas, souvent appelée programmation structurée, au profit d’une approche plus intuitive. Cette analyse non orthodoxe lui avait valu les éloges d’une partie de la communauté scientifique. Puis, l’effet d’annonce dissipé, Julien s’était retrouvé seul avec ses rêves.

À quoi bon mettre au point le jeu révolutionnaire ? À quoi bon s’enrichir ?

Julien espérait gagner assez d’argent pour prolonger ses recherches personnelles et prouver que les ordinateurs conduisent à la vérité ultime : un programme décrirait le monde en une suite de zéros et de uns.

Le garçon apporta un second café. Julien lui sourit, il souriait parce que Michel ne supportait pas de le voir triste. La vie continuait, elle était la plus virulente des pandémies. Michel avait démontré son universalité. Il avait appuyé ses raisonnements sur les lois élémentaires de la physique et sur des relations logiques. Si la vie était présente sur Terre, pourquoi ne le serait-elle pas ailleurs ? À sa façon, lui aussi avait rêvé de découvrir le grand agencement, et il mourait de sa complexité.


Il faisait beau, les jeunes femmes montraient leurs jambes, les hommes leur torse, il y avait beaucoup de cyclistes en short. Une légère brise agitait les tilleuls. Julien se leva et se mit en route. Il ne prit pas le métro pour aller chez ses parents. Il avait besoin de marcher, déambuler au hasard, se guider sur le soleil, exercice périlleux dans une ville.

Julien empruntait les rues les plus calmes, évitait les voitures dont le bruit agaçait ses sens éprouvés par la nuit de veille qui avait succédé à d’autres nuits de veille. Julien songea aux dernières volontés de Michel qui avait choisi l’incinération. Julien avait tenté de le faire revenir sur cette décision, laissant entendre qu’une tombe servait de lieu de recueillement. Michel lui avait suggéré de se rendre au Maroc dans le petit hôtel de Merzouga où ils s’étaient rencontrés.

Ce sera mon sanctuaire, plus sûrement qu’un cimetière.

Michel avait choisi l’incinération à l’époque où il était militant d’extrême gauche, affirmant ainsi sa philosophie matérialiste. À la mort de l’esprit, le corps, simple assemblage d’atomes indistincts, n’a plus d’intérêt. Julien pensa au cauchemar de Michel. Être singe. Sauter de branche en branche au sommet des arbres en bordure de la savane pour échapper aux lances des Pygmées. Les atomes étaient-ils vraiment anodins ? Si Michel revivait des expériences immémoriales, n’était-ce pas à cause d’un lien insoupçonné entre toutes les parties de l’univers ?

Au xixe siècle, le physicien autrichien Ernst Marc avait postulé l’existence d’une loi liant la masse de tous les corps ; les atomes d’un homme étant connectés à ceux des plus lointaines galaxies. Einstein s’était passionné pour cette chimère sans réussir à la matérialiser dans ses équations. Julien, lui, ne désirait pas de preuve. Il percevait le souffle affaibli de Michel même une fois hors du centre de virologie. Il marchait dans la rue et restait connecté avec Michel.

Tu seras toujours présent.

Michel n’y croyait pas. Il disparaîtrait quand le monde perdrait le souvenir de la structure menant à l’esprit de Michel. La crémation romprait le lien.

Non loin de chez ses parents, Julien, installé dans un square, s’était peut-être déjà endormi, ayant peut-être rêvé. En tout cas, le soleil était plus haut. La brise matinale s’apaisait, il n’y avait pas un mouvement dans les feuillages. Julien monta dans les arbres, sauta de branche en branche, lui aussi se transformait en singe. Il n’avait pas besoin d’héberger un de leurs virus. Il possédait la même mémoire car il descendait comme eux du Samburupithecus, un primate vieux de neuf millions d’années. Des atomes constitutifs de cet ancêtre pouvaient survivre dans tous les hommes et tous les singes. Le lien était indestructible.

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