Au milieu des années 1990, j’avais un ami photographe à qui je conseillais sans cesse de passer au tout numérique. Il a rechigné, prétextant qu’il y aurait toujours de l’argentique. Tous les jours depuis dix ans, je discute avec des gens qui me disent qu’il y aura toujours du papier. Mais pourquoi ne pas regarder la réalité en face ? Pourquoi avoir peur du changement ?
Nous en sommes aujourd’hui avec l’édition électronique dans la même situation que la photographie à la fin des années 1990. Dans dix ans, il n’y aura plus de papier, sinon chez quelque bouquinistes. Avec cette prévision, je me trompe peut-être de quelques années, guère plus. Bien sûr que des catastrophes peuvent tout remettre en cause, mais nous approchons du point de bascule.
Les éditeurs l’ont compris. Ils paniquent, faisant preuve d’un corporatisme affligeant. J’aime rappeler que quand on a peur du changement, on a la peur et le changement. Et ils ne le digéreront pas. Il leur restera en travers de la gorge.
Ces propulseurs de notre intelligentsia, ces avant-gardistes autoproclamés, ces prétentieux défenseurs de la création contemporaine ont lâché prise. Ils ne veulent pas de notre présent. Vous avez les noms. Quand ils clament qu’ils publient ce qui se fait de mieux aujourd’hui, il faut relativiser à l’aune de ce que nous découvrons quand nous regardons leur marmite. Ils ne publient que ce qu’ils supportent, que ce à quoi ils sont coutumiers, l’altérité les effraye, surtout quand elle menace leurs revenus.
Partout dans le monde, les grandes manœuvres ont commencé. Les auteurs à succès refusent de signer leurs droits numériques dans des conditions inacceptables. Ils songent tout simplement à planter les éditeurs. À négocier en direct avec les plateformes comme Apple, Amazon, bientôt Google et autre Sony.
J’ai souvent parlé de cette étreinte fatale. J’ai fait sourire, maintenant nos chers éditeurs ont froid dans le dos. Ils ont le couteau sous la gorge. S’ils perdent leurs vedettes, ils sont morts. Ils le savent et ils leur répondent par des menaces incohérentes, celle d’un parent qui voit son enfant mener sa vie en toute indépendance.
Assisterons-nous à une guerre de tranchées ou au contraire à une grande négociation confraternelle autour d’une table dans un palace parisien ? Il ne faut pas rêver. Il n’y aura pas de transition pacifique vers le numérique. Les anciens s’accrocheront à leurs privilèges. Ils ne les cèderont qu’au compte-gouttes. Ils tenteront de freiner le mouvement irréversible, juste pour durer un peu plus. Ils nous empêcheront d’innover par tous les moyens, jouant du lobbying auprès des politiciens tout aussi largués qu’eux. Ils nous rejoueront la bataille d’Hadopi.
Qu’allons-nous devenir nous les activistes de l’édition électronique ? Sommes-nous prêts à participer à la bataille ou serons-nous submergés par la vague des nouveaux venus ? Être présent le premier n’a souvent que peu d’intérêt. Tout dépendra de ce que nous écrirons. Nous verrons bien si, quand les projecteurs passeront au-dessus de nos têtes, quelques-uns de nos écrits de pure player attireront l’attention. Nous aurons notre minute de gloire comme ces blogueurs qui soudain avaient inquiété les journalistes au milieu des années 2000. Qu’en ferons-nous ? Deux ou trois d’entre nous s’en gargariseront... Mais saurons-nous créer un mouvement énergisant pour la société ?
Le moment de vérité approche. Nombre de pure players se plaignent de leur isolement d’anonyme, du manque de curiosité des lecteurs, de la frilosité des critiques. Cela changera du jour au lendemain. Serons-nous encore debout ? Pour la plupart nous déchanterons. Tous ceux qui se réfugient derrière le paravent de l’avant-garde et de l’underground n’auront plus aucune raison de geindre. Nous devrons combattre avec nos mots. Nous n’aurons plus d’excuse.
Les gros arrivent avec leurs bestsellers, leurs martingales, leur populisme. Ils n’auront aucun intérêt à relever notre présence. Ils feront croire qu’ils inventent eux-mêmes. Nous aurons du mal à l’avaler. Il y aura de quoi se taper la tête contre les murs, mais il en va toujours ainsi pour les pionniers maladroits.
Les gros, c’est ce qui les fait gros, savent vendre et se vendre et si nous sommes où nous sommes c’est parce que nous ne savons pas le faire. Ils nous mimeront avec trois ans de retard, parfois dix. Ils feront croire aux journalistes qu’ils sont les premiers. Pour nous défendre, nous n’aurons que nos textes à poser à côté des leurs.
Nous ne combattrons pas pour autant à armes égales. Ils arriveront avec le public et l’argent gagné dans l’ancien monde. Ils nous coloniseront alors que nous avons tenté de croître organiquement dans le nouveau monde, sans guère nous appuyer sur l’ancien. Mais ne nous pressons pas d’annoncer que le combat sera déloyal. Soit nous aurons des choses à dire, des rêves à partager, soit nous resterons dans l’ombre pour l’éternité… et ce ne sera pas plus mal (si en plus d’être ennuyeux nous n’avons rien à dire).
Nous avons souvent appelé une révolution, elle arrive. Nous ramènera-t-elle à notre point de départ ? C’est un risque. La plupart des nouveaux venus ne verront que des opportunités de business. J’espère que dans le lot certains verront plus loin. Il ne s’agit pas d’abattre une vieille industrie, mais de construire un autre monde, avec d’autres idées, d’autres valeurs, d’autres rêves, oui, des rêves encore et toujours.
Qui partage ce souci ? Parfois je me sens seul même chez mes amis pure players. Je croise trop de frustrés de l’ancien régime, qui se réfugient dans notre microcosme pour digérer leur déception. Si demain notre bazar apparaît au grand jour, sans eux, ils nous gratifieront de déprimes mémorables. C’est ce qui se produira, soyez-en sûr. Voilà pourquoi il ne sert à rien d’être contre l’ancien système éditorial mais pourquoi il faut se battre pour un avenir que nous pouvons imaginer radieux.
Alors ceux qui sont venus au numérique par dépit, après avoir renoncé au compte d’auteur, fuiront vers un autre espace où ils continueront à se plaindre. Ici, en revanche, nous mènerons la bataille, avec des mots, avec des idées, avec des histoires, pour qu’un autre monde soit possible, pas seulement un monde utopique où les auteurs seraient mieux rémunérés.
Ne voici qu’un combat annexe. Notre seul défi, c’est de faire émerger des pensées stupéfiantes. De prouver que nous ne vivons pas une époque de décérébrés. Cette idée reçue s’amplifie depuis des décennies. La cause : les éditeurs justement. Ils sont coupables. Parce qu’ils ont trop longtemps détenu les clés d’une culture qu’ils ont laissé s’endormir, une culture qu’ils ont dévolu au seul divertissement doucereux, une culture dont ils nous ont persuadés qu’elle était la seule pensable, la leur.
Relisez leurs noms. Mettez en doute leurs propos comme leurs publications. Ils ne veulent pas d’un autre monde. Ne les croyez pas quand ils vous parlent d’une autre littérature. Ils ne veulent pas le changement. Alors certains se réveilleront peut-être à force de nous entendre crier. On a besoin de vous dans l’autre camp. Vous avez le droit de changer d’avis.