J’ai lancé cette phrase à Ouessant lors d’une conférence. Comment vais-je la concilier avec le cours et la conférence publique que je donnerai la semaine prochaine à Lausanne dans le cadre d’une nouvelle formation lancée par le Centre suisse d’enseignement du marketing (SAWI). Leur objet sera justement la gestion des communautés.
Depuis que je tiens mon blog, je suis un community manager. J’essaie de répondre aux commentateurs, j’écris parfois des articles pour préciser ou répéter ce que j’ai déjà dit, je dialogue avec mes lecteurs sur Twitter, un peu sur Facebook, j’interagis avec d’autres blogueurs à travers leurs propres articles quand ils croisent mes sujets de réflexions, je suis toujours disponible pour des rencontres IRL chez moi, dans les cafés, lors de débats.
Suis-je pour autant une pute ? Qu’est-ce que j’entends pas là ? Je ne suis jamais allé dans les forums recruter des lecteurs, je n’ai jamais effectué de spam bombing, sauf à l’occasion de mon expérience Twitter, je n’ai jamais tenté de racoler de nouveaux amis, 99% de mon réseau Facebook s’est constitué sans que je n’invite personne. Je n’ai jamais cherché à faire du racolage sur Google, pourtant j’ai longtemps été un spécialiste. Tout ça pour dire que ma communauté s’est construite naturellement, au fil des rencontres avec des lecteurs, sur le Net ou ailleurs.
Comme toute communauté, elle se transforme sans cesse. Des lecteurs partent, d’autres arrivent. Je n’ai jamais eu une politique de croissance mais juste de vie. Ma communauté doit m’aider à avancer, et j’espère que ses membres avancent avec moi. J’applique La stratégie du cyborg.
Maintenant, quand une entreprise embauche un community manager, a-t-elle les mêmes objectifs que moi ? Je n’en suis pas sûr. Elle vise la croissance et plus le manager aligne de nouveaux amis plus on l’applaudit. Tout est permis. On se lie pour se lier. Nous ne sommes pas dans la réciprocité libératrice dont je parle dans L’alternative nomade. Faire croire à quelqu’un que vous êtes son meilleur ami, c’est un peu comme faire croire que vous l’aimez, le temps d’une étreinte. D’où le mot pute.
La taille d’une communauté n’a aucune importance. C’est la densité du réseau et son animation qui devraient importer. Il ne s’agit pas de coucher de temps à autre mais d’entretenir une relation soutenue. Tout ce que je vais pouvoir faire lors de la formation SAWI, c’est répéter cette règle : créez des liens réciproques.
Nous ne sommes plus à l’âge du marketing. Ce mot devrait être banni de notre langage. Nous ne cherchons pas à vendre mais à entretenir une relation réciproque. Le marchand et le consommateur ne fusionnent pas mais s’interpénètrent. Ce qui compte c’est la vie, c’est l’expérience.
En fonction de ce qu’on dit, propose ou fabrique, il existe sans doute une taille mécanique de la communauté. Je ne suis pas un auteur de bestsellers, je creuse dans des directions peu grand public, il serait stupide que j’espère rassembler des millions de lecteurs dans ma communauté. Si je voulais le faire, je devrais faire la pute et, en plus, trahir ce que je suis pour satisfaire cette audience supplémentaire.
Il me semble qu’il faut trouver sa communauté, savoir la faire vivre et évoluer avec elle, sans bien sûr savoir où elle nous mènera (peut-être, pour moi, au bestseller). Même le mot management devrait être banni. Nous ne gérons rien. Nous vivons, nous réagissons, nous interagissons. Une communauté ne se développe, au sens organique, que si elle n’a pas de but identifié, que si elle explore l’espace des possibles. C’est une expérience existentielle.
J’ai vu des entreprises étudier leur communauté avec des outils statistiques monstrueux. Tout transformer en graphique. À partir des chiffres, des listes d’amis potentiels s’alignent, des cibles pour une armée de community managers indifférents, dont le seul but est de se connecter pour, après, explorer les nouvelles branches de leur réseau et recruter, toujours recruter. Tout cela aidé par des robots, des analyseurs sémantiques qui traquent tout ce qui se dit sur les réseaux sociaux.
Le but de ces community managers est de simuler l’intensité des échanges. Dans d’autres temps, cela s’appelait le matraquage publicitaire. Plutôt que d’arroser avec un seul message, on cible maintenant chacun de nous de manière personnalisée. Plutôt que de distribuer de gros paquets d’argent à des médias, one-to-many, on embauche donc des community managers qui vont s’adonner au one-to-one. Rien ne change au final. On a détourné les promesses du one-to-one en le massifiant. On a vérolé la notion de lien.
Ma vision est incompatible avec celle des grandes entreprises capitalistes qui embauchent des community managers. Elles se fichent de l’existence, seul compte le rendement. À chacun de nous de choisir son camp. Surtout qu’on ne me parle pas du principe de réalité. Quand des consultants guignols vendent des amis à des entreprises, ils sont des putes et même des connards prêts à tout. Je les exècre.
Pour moi, l’animateur de communauté doit appartenir à la communauté. Un consultant extérieur, ou missionné temporaire, ne peut pas tenir ce rôle. On ne peut réellement animer que sa communauté. Dans une entreprise, tous les employés doivent effectuer ce travail. Tous doivent répondre aux commentaires, tous doivent interagir. Certains journaux commencent à le comprendre. L’audience qui importe n’est plus celle cumulée du titre mais celle agrégée de chacun des journalistes.
La pute a le mérite d’être franche et d’annoncer son tarif. Les traitres vous font croire qu’ils vous aiment pour se jouer de vous. Ils se font passer pour vos véritables amis avant de vous escroquer.
Les techno-sceptiques se moquent des prophètes d’Internet. Ils les accusent d’avoir prédit que le réseau amènerait plus de démocratie. Je me demande bien qui a été assez con pour annoncer une chose pareille. Nous avons dit, et je le répète, qu’Internet peut être un outil pour inventer une nouvelle société. Cette invention ne se fera pas seule (et c’est pour ça que j’écris sur le sujet). À nous ne de pas nous laisser entraîner par la facilité. Il en va de même pour les entreprises. Entre faire vivre une communauté et avoir une communauté à tout prix, il faut choisir. Quand la communauté se réduit à un outil commercial, l’humanité fait un grand pas en arrière.
Une entreprise peut être sincère. Si elle vend des patates cultivées par des gens qui aiment la patate à des gens qui aiment la patate, la communauté se construit naturellement. Un community manager qui pousse des cigarettes Marlboro en ligne est-il sincère ? Celui qui pousse de l’alcool, des antidépresseurs, des SUV polluants ? Ils devraient tous se poser la question. Agissent-ils en accord avec leurs valeurs ? Qui a envie d’être le Robert Scobble d’Areva ? Est-ce que j’aime pousser Thierry Crouzet ? Est-ce que je suis sincère avec moi-même ?
Et ne me traitez pas ne naïf. Je ne peux aller voir une pute que si je tombe amoureux d’elle.