Comme les décroissants et les partisans de la simplicité volontaire, je pense que le consumérisme est un des maux qui ronge nôtre société. En revanche, je pense qu’on ne combat pas un mal par la première stratégie venue, celle qui nous vient immédiatement à l’esprit : ne plus consommer.
C’est le sujet de L’alternative nomade (version 1.1 maintenant disponible). Comme un livre édité numériquement n’est jamais fermé, je continue de le travailler, notamment en essayant de clarifier ma position par rapport aux décroissants. Bien à propos, Stan Jourdan vient de retranscrire une interview de Paul Ariès qui peut me servir de matière première.
Pour Ariès, l’abondance est un mythe. Je digère mal cette proposition. Le soleil nous insuffle continuellement de l’énergie. Elle est en abondance, nous pouvons user de cette abondance encore pour au moins 1 milliard d’années (avant que le soleil ne devienne trop chaud). L’abondance n’est un mythe que si nous sommes nul en technologie (ce qui ne soucie pas Ariès).
Les bonobos baisent à longueur de journée. Les moines prient à longueur de journée. Les intellos lisent à longueur de journée. Nous penchons irrémédiablement vers l’abondance, car la vie découle de l’abondance énergétique (nous n’avons pas d’autre choix que de lutter contre l’entropie). Il serait dangereux de réduire l’abondance à l’abondance matérielle prônée depuis le début de la révolution industrielle. Et puis E=mc2. La matière, c’est aussi de l’énergie. Même l’idée que le matérialisme est dangereux ne peut être généralisée (sauf à combattre la technologie).
Que font les moines ? Ils vivent dans la frugalité, mais ils s’adonnent à une consommation spirituelle. Je me sens proche d’Épicure. Que faisait-il dans son jardin ? Il s’adonnait à l’abondance de conversations. Abondance sexuelle, spirituelle, culturelle, sociale, nous succombons au moins à l’une ou à l’autre, je crois qu’il ne peut en être autrement du fait même des mécanismes de la vie.
Je renvoie à la courbe de Teilhard de Chardin, tracée dès les années 1940. Elle indique une croissance exponentielle de la complexité. Avons-nous la puissance de nous arracher à ce processus ? Est-ce même souhaitable ? J’ai pour ma part une curiosité sans fin. Je veux voir ce que cette évolution donnera.
Nous avons longtemps privilégié la complexité matérielle, nous devons un temps réduire cette dernière, sans pour autant renoncer à la complexité en général. Nous sommes faits pour la croissance. Un enfant voudrait-il arrêter de grandir ? Un homme de s’élever spirituellement ?
Nous ne sommes pas partisans d’une décroissance à tout va, déclare Ariès. Ce que nous refusons, c’est le culte de la croissance.
Il faudrait sans cesse marteler ces paroles pour éviter un glissement sémantique presque inévitable vers un tout décroissant qui pourrait s’avérer dangereux. Combien de décroissants s’opposent à la technologie ? Et de fait, même s’ils ne le souhaitent pas, s’oppose à la complexification sociale et, comme je le montre dans mon livre, à la liberté.
Pour nous, il ne faut pas aller chercher la solution à tous les problèmes dans le « toujours plus », ajoute Ariès.
Il me semble que le bug se trouve à ce point précis. Nous avons besoin de toujours plus d’énergie pour ne pas nous laisser avaler par l’entropie. L’homme a besoin de toujours plus. Pas forcément d’objets, mais de liens sociaux, d’amis, de connaissances, d’émotions, d’extases, de culture… Chacun son truc. J’estime qu’une solution ne peut passer que par un « plus ». Il faut replacer le « plus matériel » par un autre plus, selon moi un plus de complexité, une complexité qui peut prendre une multitude de formes.
On ne peut plus continuer comme auparavant, déclare Ariès. Soit on accepte de sauter par dessus le mur sans savoir où l’on va, soit on accepte non pas de revenir en arrière, mais de faire un pas de coté.
Je suis d’accord sur le constat. Nous devons changer. Mais, entre sauter au-dessus ou le pas de côté, je ne vois pas de différence. Pour moi, dans les deux cas, nous allons vers l’inconnu. Il n’y a pas moins de danger dans un sens que dans l’autre. Ce n’est pas parce que, par le passé, un mode de vie fonctionnait qu’il peut fonctionner avec une humanité qui tend vers 9 milliards et qui se compose d’hommes et de femmes beaucoup plus libres que par le passé, et qui aspirent à plus de liberté.
Une remarque d’Ariès m’a fait grimacer. Quand le journaliste lui demande où se trouve le centre de gravité de la pensée de la décroissance, il répond Lyon. Croire qu’il existe un centre intellectuel aujoud’hui, ce n’est pas faire un pas de côté, mais un pas en arrière. Partout, nous pensons l’alternative, chacun avec nos outils, chacun avec des approches différentes. Rien que cela implique une croissance, un foisonnement, c’est de cette diversité que viendra la solution non d’une idéologie donnée, et qui plus est localisée.
Ariès semble être contre une politique de l’austérité. Contre le serrage de ceinture. Contre le productivisme qui implique des sacrifices. Tout cela pourquoi sinon pour un plus de bonheur ? Donc pour une croissance, une autre croissance. Ariès affirme que le PIB ne peut plus croître. Tout dépend de ce qu’on met dans cette formule.
Puis la deuxième raison, est que l’on peut reprocher tout ce que l’on veut à la société du toujours plus, à la société de consommation, il faut reconnaître que c’est une société diablement efficace sur le plan anthropologique parce que, je dirais, elle sait susciter nos désirs et les rabattre sur le désir de consommation. Tant qu’on aura pas quelque chose d’aussi fort que le toujours plus à lui opposer, on ne peut pas y arriver. Et à mes yeux il y a un mouvement international qui est en train de se développer pour le partage, pour la gratuité.
Justement, cette nouvelle société du don n’est pas décroissante. Elle invente sans cesse, elle innove, elle participe à la croissance de la complexité. Quand Sarkozy pousse Hadopi, c’est pour lutter contre cette société, c’est pour empêcher la complexité d’exploser. Sarkozy est un décroissant, un partisan du monde de la rareté. Il a tout intérêt à ce que les choses ne bougent pas. Il ne veut pas plus d’un pas de côté que d’un saut. Il veut que le monde reste tel quel pour en rester le roi. La décroissance le servirait même, car il maîtrise la vieille logique de la simplicité (c’est-à-dire la dictature).
Ariès est contre la croissance économique, contre l’argent au pouvoir, ce qui le fait mettre en doute les nouvelles technos. Mais il ne propose aucune solution pour sortir de ce paradigme du fric. Il ne propose pas un modèle plus puissant que le consumérisme. L’ascétisme n’a jamais séduit qu’une petite part de l’humanité. Et c’est peut-être parce que je suis un peu ascète que je le comprends. La modération épicurienne a toujours été réservée à une minorité. Par quel miracle se propagerait-elle aujourd’hui ? Nous sommes encore trop loin de la catastrophe pour qu’elle s’impose et, quand la catastrophe surviendra, il sera trop tard. Il faut proposer autre chose de séduisant, dès aujourd’hui. C’est pour cette raison que je prône la complexité volontaire, qui implique le nomadisme, qui, par effet de bord, pousse à se détourner du consumérisme et du fric. En aucun cas, je ne fais de ces conséquences un objectif direct. Mon objectif reste dans le plus, le plus de liens, le plus de bonheur, et tout le reste en découle.
En fait, j’ai une opposition de méthode avec Ariès, plus que de fond.
Nous ce que l’on prône, c’est le local sans les murs, nous ce que l’on veut ce n’est pas défendre des identités définies de façon essentialiste, c’est défendre des cultures, des cultures populaires, des cultures régionales, parce que défendre des cultures, c’est dire que l’on ne veut pas d’un monde standardisé, homogénéisé. Et c’est quand, en prenant appuis sur cette diversité que l’on pourra échapper à la logique du toujours plus.
J’approuve bien sûr. Mais cette diversité doit sans cesse croitre, elle ne peut être statique, c’est sa seule chance de survie à travers ce que j’appelle dans mon livre les TIZ.
Mais je crois que nous partageons quelque chose avec les militants d’extrême droite, c’est la détestation de ce monde, mais en revanche on ne partage pas le même modèle de société pour le futur.
Moi, j’aime notre monde, nous vivons une époque bouleversante, une époque incroyable, avec des tonnes de défis, aussi des espoirs immenses. Je ne partage rien avec l’extrême droite.
Donc le discours de la décroissance c’est aussi un discours pour dire : il faut remettre la mort au centre de la vie, et il faut remettre nos faiblesses et les faibles au cœur de la cité.
Dès Le peuple des connecteurs, je me suis insurgé contre une telle vision. La mort est notre ennemi, nous devons la combattre jusqu’au bout. Chaque fois que je vois quelqu’un disparaître, peu importe son âge, je me dis que c’est du gâchis. Je m’insurge contre toutes les fatalités. Ariès a peur du transhumanisme, moi je l’accepte. Je porte des lunettes. Si demain j’ai un arrêt cardiaque, j’accepterai un pacemaker. J’accepte les vaccins. J’ai l’espoir que tout cela soit offert en partage à tous.
Quelques points d’accord avant le plus grand désaccord :
- Refus d’une gouvernance mondiale.
- Prise en compte des limites.
- Besoin de lois d’un genre nouveau.
- « Je crois qu’une société s’invente toujours dans ses marges et dans ses franges. »
- Dégoût pour les entreprises capitalistes.
- Nécessité d’un dividende universel, mais Ariès devrait vite lire Galuel (parce qu’un revenu maximal n’est pas nécessaire).
- « Moins de biens, mais davantage de liens. » Mais alors pourquoi parler de décroissance, c’est absurde. C’est cela même qu’il faut mettre en avant, montrer que le bonheur se trouve dans cette direction. La décroissance matérielle s’effectue alors automatiquement. Davantage de liens, c’est davantage de complexité.
Le problème chez Ariès, comme chez beaucoup de politiciens, c’est de s’intéresser à ce que devraient faire les masses (décroître), et ils oublient trop souvent ce qu’ils devraient faire eux-mêmes (se lier). Alors Ariès parle de la décroissance, un résultat global, plutôt que de parler de liens, de la mécanique quotidienne que nous pouvons tous mettre en œuvre à notre niveau. Cela conduit à des dissonances :
À mes yeux, la gratuité c’est la seule chance si l’on veut effectivement avoir un discours suffisamment fort pour s’opposer à cette société du toujours plus
Dit un homme qui ne distribue pas gratuitement ses textes (c’est pas la première fois que je dénonce cette incohérence chez Ariès). Je n’ai rien contre l’idée que ses livres soient aussi payants, mais leur gratuité en ligne ne s’impose-t-elle pas ? N’est-il pas temps de faire ce que nous prônons ? Ne serait-ce pas le début d’une nouvelle société, une société post-démocratique car il est bien connu que nos élus ne font jamais ce pourquoi ils ont été élus ?