Mon petit essai, La stratégie du Cyborg édité par Fortykey à Milan, est sorti en Italie et le sociologue Giovanni Boccia Artieri m’a interviewé pour La Stampa. Plutôt que de traduire le texte, ce que je ne ferais guère mieux qu’un traducteur automatique, je remets en forme nos échanges par mail effectués en français. — Thierry, ta vision du cyborg me semble une tentative de surmonter la métaphore de Donna Haraway fondée sur l’exaltation des différences biopolitique et sur l’hybridation homme/machine. Tu embrasses une vision écologique de la symbiose entre réseau humain et machines. Peux-tu expliquer ce que signifie pour toi être cyborg aujourd’hui ?— Un jour, j’ai découvert que j’étais un cyborg. Après avoir écrit mon essai Le cinquième pouvoir en utilisant mon blog comme un atelier ouvert, j’ai voulu travailler à un autre livre en solitaire, à l’ancienne. Quelque chose ne marchait pas. Je me sentais moins intelligent. C’est ainsi que j’ai découvert que mon blog, et surtout mes commentateurs, avaient d’une certaine façon augmenté mes capacités cognitives. J’étais devenu un humain étendu et revenir à mon ancienne humanité me laissait dans un étrange état d’insatisfaction. Je me sentais à l’étroit.
C’est ainsi que j’ai imaginé que nous devenions des cyborgs, des nœuds d’un immense réseau d’interdépendance avec nos amis, nos relations virtuelles, des objets et d’une certaine façon tout ce qui existe dans la biosphère.
Ce phénomène n’est pas nouveau, mais je crois que sa puissance se démultiplie aujourd’hui. J’ai parfois l’impression que mes neurones s’étendent loin hors de mon cerveau. Par cette extension, nous sommes peut-être en train d’humaniser tout ce qui nous entoure, de faire sauter le dualisme qui voit l’homme séparé du reste du monde (et des autres hommes). Le cyborg est une entité sociale.
Donna Haraway utilise la métaphore du cyborg pour nous sortir des anciennes classifications, notamment homme-femme. Je prolonge cette idée, sauf que pour moi le cyborg n’est plus une métaphore, mais un état qui nous est accessible. J’ai la certitude que pour être un créateur contemporain, il faut être un cyborg. Le temps des créateurs solitaires est révolu (mais a-t-il jamais existé ?).
— Je suis d’accord avec toi : aujourd’hui la « connexion » est plus « visible » et maniable, elle est devenue, au dehors de chaque métaphore, un état d’existence. Nous sommes de plus en plus physiquement dans un état de connexion constante et continue les uns avec les autres et avec les objets matériels et immatériels.Mais devenir un cyborg exige une prise de conscience qui ne dépend pas seulement de l’usage des outils de connexion. Pour moi, ce qui change d’abord est notre position dans la communication : d’objet de communication (public, consommateurs, citoyens, lecteurs) nous devenons des sujets de la communication. Avec notre blog, par exemple. Mais tu as écrit : « bloguer est peut-être nécessaire à la cyborisation, mais en aucun cas suffisant ». Et même « la probabilité d’œuvres collectives créées en toute conscience » est faible. Quel est le raport entre cette forme de création et la nature cyborg ? Quel est le statut des UGC (User Generated Content) ? Des amateurs et des professionnels ? Quel rôle ont-ils dans la stratégie du cyborg ?
— D’un côté, je ne crois plus à la possibilité de créateurs solitaires. D’un autre côté, je ne crois pas aux créations collectives, en tout cas pour des œuvres d’art ou même des théories scientifiques ou philosophiques. Ça peut paraître ambigu. Le créateur doit s’augmenter à l’aide des autres selon la stratégie du cyborg, mais les autres sans la présence du créateur ne peuvent pas créer des œuvres. Le créateur est une sorte de catalyseur. Il reste indispensable, son nom a de l’importance, on ne revient pas au moyen âge quand les artisans ne signaient pas leurs œuvres.
Les UGC sans catalyseur restent des contenus sans cohérence, sans beauté… des informations brutes, de la matière à moudre, mais qui n’est pas encore moulue. C’est un peu ce que font souvent les journalistes. Ils ne vont pas aimer cette remarque, mais nous avons besoin de toute cette matière pour créer. Les grains de sable s’accumulent pour préparer les œuvres. Le créateur n’est plus seul à construire le tas de sable, mais c’est toujours lui qui lui donne sa forme.
C’est là qu’intervient la conscience. Sans conscience de l’œuvre à venir, parfois juste un désir, nous n’avons aucune raison de malaxer les UGC pour faire naître l’œuvre. Bien sûr le temps peut avoir cet effet-malaxeur. C’est ce qui se produit dans les villes d’art. Chaque maison est un UGC. La conscience se fait jour peu à peu, dans un temps trop lent pour nous, un temps inhumain. S’il y a œuvre collective, elle est sans conscience il me semble. Je ne connais aucun exemple d’une foule qui se serait réunie pour créer une œuvre. Quelle œuvre d’abord ? Même si tel était le cas, l’idée serait née chez quelqu’un, non ? C’était le cas pour les cathédrales.
Le statut professionnel (payé) ou amateur (pas payé) ne change pas grand-chose à cette histoire de cyborisation. Les journalistes dénigrent souvent les UGC mais ils ne font eux-mêmes que produire des contenus de même nature. C’est une étape nécessaire, préliminaire, à la construction du tas de sable… c’est le terreau à partir duquel nous pouvons devenir cyborg.
— En Italie, nous avons un exemple de travail collectif avec la « band d’écriture » Wu Ming. C’est une narration produite avec une technique de « fusion» et de « confusion » entre les auteurs et les différents styles d’écriture : c’est une œuvre collective « avec » conscience, je crois. Et, par le passé aussi, nous n’avons jamais pensé l’auteur comme un solitaire (la presse a radicalisé les choses).Donc : quel est la véritable mutation aujourd’hui ? Ni le blogueurs ni les journalistes ne sont des cyborgs. Donc : tu as des exemples d’ateliers de cyborg ?
— Quand je parle de collectif, je pense toujours à un collectif décentralisé et non hiérarchisés (je parle d’une gestalt dans La stratégie du cyborg). Je suis un grand défenseur de la décentralisation et de l’auto-organisation en politique (on me traite parfois d’anarchiste rationnel). Mais j’ai l’impression que l’auto-organisation ne marche pas pour la création, notamment la création littéraire qui est mon champ d’expérimentation.
Je ne dis pas que des gens collectivement ne peuvent pas créer des textes. Les cadavres exquis. Les expériences de l’Oulipo. Celles des Wu Ming que tu évoques. Tout cela n’est pas neuf, Web ou pas Web. Mais si j’apprécie ces expériences, les œuvres produites m’intéressent moins. En fait, je n’ai jamais lu d’œuvre collective auto-organisée qui m’ait marqué (je parle d’œuvres créées avec conscience, pas de la Bible ou même de L’ Iliade, de tous les textes agrégés par les copistes et les érudits). Soit je ne sais pas les percevoir, ou je n’ai pas eu la chance de les croiser, soit elles sont difficiles à produire. La vérité est sans doute entre les deux.
En tout cas, la stratégie du cyborg n’est pas le collectivisme, mais l’augmentation de notre puissance à créer à l’aide de la puissance des autres (et eux-mêmes peuvent par le même processus s’augmenter). C’est aller un pas plus loin, plus que partir dans une nouvelle direction. D’ailleurs, la stratégie du cyborg pourrait aller de pair avec une stratégie de la gestalt, elles ne s’opposent pas.
Je parle de la stratégie du cyborg parce que je l’ai expérimentée. Parce que mon blog est devenu un atelier de cyborisation. Ça pose pas mal de problèmes aux nouveaux lecteurs, car ils plongent dans un réseau neuronal auquel ils ne comprennent rien, ce qui n’est pas la meilleure façon de promouvoir mes textes. Les choses se sont faites ainsi peu à peu. Je ne suis pas doué en marketing.
Un blogueur n’est pas un cyborg. En revanche, un auteur qui utilise son blog comme un atelier ouvert peut devenir un cyborg. C’est ce que j’ai expérimenté. En France, il me semble que François Bon en est au même point. Aux USA, McKenzie Wark a écrit Gamer Theory comme un cyborg. Tu me fais repenser à lui. J’aurais dû le citer, lui consacrer un aphorisme dans le texte. Par chance, notre entretien le prolonge. Il devrait même y être ajouté en postface. C’est ça la stratégie du cyborg. Le texte n’est jamais terminé. Il se nourrit des échanges pendant le travail créatif, mais aussi après.
La nouveauté est là. Par le passé, les auteurs communiquaient par lettre, se rencontraient dans des cafés, puis ils repartaient travailler. Aujourd’hui, je peux écrire tout en étant au café, j’écris simultanément à plusieurs niveaux, le texte et ses commentaires. Les autres sont toujours là, exactement comme ma mémoire, mes mains, mes yeux, ils m’étendent. Nous avons établi un réseau à travers le cyberspace, un réseau qui se déforme sans cesse, mais qui ne se rompt pas.
C’est peut-être difficile à comprendre pour ceux qui n’ont pas éprouvé ce dont je parle. Par exemple, quand j’écris, je ne pense pas à mes pieds. De la même façon, je ne pense pas à mon extension de cyborg. Je peux rester concentré, comme un écrivain du passé. Parfois une mouche se pose sur mes orteils, je pense alors à mes pieds, tout cela peut changer le fil de mes pensées (je parle de mes pieds à cause d’une véritable mouche qui me tourne autour ce matin). De la même façon, mon extension neuronale peut me titiller ou je peux avoir envie de bouger mes orteils de moi-même, lui poser une question par exemple. Je crois que même si certains auteurs ont pu expérimenter cette sensation d’extension par le passé, elle est beaucoup plus puissante aujourd’hui et surtout plus facile à provoquer.
Je repense à la gestalt. Elle peut être créative que si l’ensemble des cerveaux connectés crée un super-cerveau, que si les auteurs créent un super-auteur, qui dispose alors d’une identité propre qui dépasse les identités individuelles (théorie du superorganisme). Il faut que se produise une transition vers un métasystème, une émergence…
Le cyborg est en deçà, la stratégie du cyborg est moins ambitieuse. Elle n’a pas besoin d’une émergence, c’est-à-dire d’une rupture qui nous mène vers l’inconnu, mais d’une évolution.
Pour être franc, j’ai travaillé à cette idée du superorganisme avant de la rejeter. Je ne la trouve pas féconde (et j’ai aussi la trouille de me fondre dans une entité supérieure). Et si je participe à un superorganisme, je ne vois pas ce que je peux en dire en tant que simple cellule. Je doute de pouvoir être conscient de ce que fabrique le superorganisme. S’il crée une œuvre géniale, je ne peux pas la reconnaître. Et je doute de pouvoir l’apprécier.
Grâce à tes questions, j’y vois peut-être plus clair. Pour que la gestalt devienne créative, elle doit former un superorganisme, échapper totalement à l’humanité, alors que le cyborg y reste attaché.