J’ai publié beaucoup de livres, fait abattre beaucoup d’arbres et j’ai pris l’habitude de considérer le papier comme un support accessoire, disponible pour les lecteurs de plus en plus rares qui y seront encore attachés. L’impression à la demande fonctionne, j’utilise parfois lulu pour m’imprimer mes brouillons, c’est moins cher que ma laser. Je ne vois pas pourquoi nous devrions continuer d’imprimer des millions de livres qui pour la plupart pourrissent dans des hangars quand ils ne finissent pas pilonnés.
Quand j’évoque le livre électronique sur mon blog ou en public, je relève chaque fois une étonnante résistance au changement, même chez les spécialistes du domaine. Une sorte de peur irrationnelle se manifeste que la raison seule ne peut combattre.
Ces sceptiques ne cessent de me sortir des arguments de plus en plus tirés par les cheveux pour sauver le papier. Ils me parlent de l’expérience tactile et physique. Quand je leur mets en main un iPad, ils conviennent que le sensuel est bien présent. Alors, ils creusent plus loin… parlent de Robinson sur son île déserte… J’annonce les capteurs solaires… Ils se réfugient dans l’absurde. Jetez un livre du cinquième étage et vous pouvez encore le lire. Dans mille ans, les livres papier seront encore lisibles.
Achetez-vous un livre dans l’idée de le jeter du cinquième ou de le transmettre à vos lointains descendants ? Moi, j’achète des livres pour les lire. Si je découvre une nouvelle interface de lecture, plus conviviale, si j’y trouve des textes moins chers, je l’utiliserai de préférence. Et puis, rien ne nous empêchera d’imprimer les textes à quelques exemplaires répartis dans des chambres fortes pour les préserver pour l’éternité. Le passage à l’électronique n’efface pas le papier, il le cantonnera à certains usages (je doute que l’archivage soit le plus judicieux).
Je suis peut-être un enthousiaste, un utopiste, je n’en sais rien. En 2000, j’ai créé une maison d’édition en ligne, Olympio, persuadé que les liseuses arrivaient. Tout le monde peut se planter de dix ans, même de vingt ans. Je n’ai pas beaucoup changé d’avis depuis cette époque et je passe de plus en plus de temps à écrire en ligne et à diffuser des textes immatériels.
D’ailleurs, si je n’utilise plus de diaporama quand je parle en public, c’est parce que depuis quelque temps je joue avec le format ePub. J’ai un téléphone sur lequel j’ai le texte que j’interprète, celui-ci par exemple, et je propose aux auditeurs d’accéder aux autres via txt.tcrouzet.com.
J’aimerais vous parler de l’un d’eux, La quatrième théorie. Son histoire témoigne de ce que pourrait devenir la vie des auteurs dans les années qui arrivent. J’ai écrit ce roman comme une succession de 5200 tweets. Au début de cette aventure, quelques lecteurs fidèles, m’ont stimulé de leurs remarques, réagissant souvent presque après chacune mes phrases. J’avais l’impression d’être un cyborg, que les autres loin de moi ajoutaient leur puissance cérébrale à la mienne. Je ne sais pas si le lecteur retrouvera cette sensation dans le texte finalisé, en tout cas elle a été stupéfiante pour moi.
Dans Wired, Clive Thomson a publié un papier sur les cyborgs. Il évoque un tournoi d’échec de 2005 où furent conviés des machines, des grands maîtres et tous ceux qui le voulaient. Ces joueurs anonymes avaient le droit d’utiliser des ordinateurs. Et c’est des anonymes d’un niveau très moyen qui l’emportèrent parce qu’ils surent allier la puissance de l’esprit humain à la puissance de la machine.
J’ai l’impression que les auteurs qui acceptent l’influence sociale deviennent ainsi des cyborgs. Je ne sais pas quel genre de textes nous allons écrire à l’avenir, mais il existe une puissance indéniable qui n’a jamais encore été explorée. Cette puissance ne s’arrêtera pas au temps de la rédaction, elle se prolongera après, dans l’œuvre.
Pour mieux anticiper ce phénomène, il faut imaginer un autre Web que celui que nous connaissons, un Web sans site Web. Dans cet environnement, les textes seront des espèces de cellules autonomes qui circuleront et se démultiplieront sur les réseaux sociaux. Elles ne seront plus sédentaires, mais nomades.
Une extension du format ePub, un ePub social, pourrait servir de support à cet avenir du livre. Chaque duplication du texte initial serait capable de dialoguer avec les autres instances, chacune capable d’actualiser les autres et de leur transmettre leur vie propre.
Les auteurs seront immergés au milieu de leurs lecteurs. Ils pourront bien sûr se déconnecter, puis replonger dans leurs créations qui continueront d’évoluer par-devers eux.
À quoi ressemblera le monde de l’édition quand le temps des cyborgs sera advenu ? Sans aucun doute à rien de ce que nous connaissons aujourd’hui.
Les auteurs qui vendent beaucoup, qui trouveront de plus en plus de débouchés en ligne, menaceront de s’autoéditer et de vendre en direct leurs créations, maximisant leurs droits. Que les éditeurs leur cèdent ou pas, ils gagneront moins d’argent, argent dont ils ont besoin pour lancer les jeunes auteurs. Une boucle infernale risque de s’enclencher. J’ai parlé dans un article d’une fourchette fatale. Personne n’en sortira indemne, sauf le livre électronique qui devrait en profiter, offrant à tout le monde une issue, aux petits qui vendent peu comme aux gros qui vendent beaucoup.
J’imagine que nous franchirons assez vite un point de bascule dès que la liseuse à 100 euros arrivera, une vague irrésistible se produira. Je ne crois à aucune des analyses publiées sur l’avenir du livre électronique. Les 10 à 15 % de parts de marché dans dix ans. Il y a dix ans les mêmes analystes annonçaient un tel taux de pénétration pour le haut débit aujourd’hui, haut débit que nous avons presque tous dans nos poches.
Bon, j’arrête de parler, car j’ai écrit ce texte dans le TGV après avoir oublié d’emporter le bloc d’alimentation de mon portable. Je garde un peu de batterie, de quoi diffuser le tout en ligne et je me déconnecte jusqu’à vendredi soir et mon retour dans le Midi.
PS : J’ai écrit ce texte en préparation de ma conférence lors au forum e-Paper Word 2010.