Conséquences stylistiques de la contrainte

« Futile, sans intérêt… écrire un roman en se limitant à des blocs de 140 caractères c’est juste bon pour intéresser les geeks qui de toute façon ne lisent pas… tu pars perdant quand les autres auteurs de thriller, eux, écrivent sans s’embêter avec une règle absurde… soit tu te places au niveau de Millenium, soit ce n’est pas peine… » j’aurais tout entendu au sujet de La quatrième théorie.

Mise au point. 1/ Si j’avais voulu faire comme les autres auteurs de thriller, je l’aurais fait il y a longtemps. 2/ Si je ne l’ai pas fait, c’est que je n’avais pas leur talent et que leurs livres, excepté ceux de rares auteurs comme Ayerdhal, me tombent des mains. 3/ Je ne pouvais m’engager dans cette direction qu’en adaptant le genre à ma convenance. 4/ Je ne peux pas écrire quelque chose qui m’ennuie, mais je me moque d’ennuyer. Je me dis que si des lecteurs me ressemblent ils ne s’ennuieront pas en me lisant (et qu’importe s’ils ne sont qu’une poignée avec des lobes cérébraux configurés comme les miens).

Qui finalement est le plus libre ? Moi ou l’un de ces auteurs de thriller à succès qui doit occuper 50 % de ses livres à décrire les affres psychologisant de ses héros, en prise à un quotidien nauséeux, empêtrés avec des difficultés familiales, avec leurs parents, leurs femmes (le pluriel est important), leurs enfants… et même avec leurs amis. Il faut à tout prix leur inventer des maux pour qu’ils soient moins héroïques et que les lecteurs s’identifient avec facilité.

N’est-ce pas une contrainte ? Je m’en suis débarrassée. Il y a dans La quatrième théorie un homme, une femme, des enfants… mais ils ne passent pas des pages à pleurnicher... ils courent parce que sinon ils meurent… vous croyez que dans une telle situation on a le temps de s’appesantir ?

Les livres qui, entre chaque pas des personnages (qui en plus n’existent pas et ça je ne l’oublie jamais), ouvrent des parenthèses pour m’exposer les névroses collectives m’exaspèrent (il y a d’autres lieux pour approfondir ces sujets). J’aime les livres intelligents pas ceux qui veulent de me faire communier avec le héros (je préfère parler avec mes amis, aussi sur le Net).

Je ne lis pas pour être manipulé, même si toute écriture est manipulatrice. Alors dans La quatrième théorie, j’ai dégagé la psychologie, comme Manchette avait pu le faire de manière systématique dans La position du tireur couchée. La psychologie n’est pas explicite, on peut se l’inventer, comme quand on croise quelqu’un dans la rue, si on en éprouve le désir, ce n’est pas une fatalité. La vérité, c’est que la psychologie des romanciers m’emmerde. Je m’intéresse à la psychologie planétaire !

Sous l’influence de la contrainte, j’ai écrit un texte qui pourrait tenir dans des bulles de BD. Des descriptions rapides pour guider le dessinateur et des dialogues. Rien que de l’action, action de mouvement et action de dire. Rien d’autre. J’en suis revenu au scénario de jeu de rôle… laissant la psychologie et l’habillage aux joueurs, dans ce cas les lecteurs.

La contrainte m’a libéré, elle ne m’a pas bridé (comme elle n’a jamais bridé un poète ou un chanteur). Elle m’a forcé à la concision, à multiplier les évènements avec la vitesse des news qui défilent sur les fils Twitter eux-mêmes, à résumer mes idées en quelques lignes, à éviter les digressions philosophiques. La quatrième théorie m’apparaît comme une affabulation vulgarisatrice de mes idées politiques.

Est-ce supportable pour un lecteur ? Est-ce tenable ? Est-ce lisible ? J’ai reçu quelques témoignages encourageants… souvent de geeks qui ne lisent pas… Peut-être que beaucoup ne lisent pas parce que les livres écrits pour des femmes de plus de quarante ans (livres que recherchent les éditeurs à succès) ne leur conviennent pas… et je connais beaucoup de femmes de plus de 40 ans qui ne les aiment pas non plus. Écrire pour une cible, c’est emprisonner la cible. C’est même la créer (je n’aimerais pas être pris dans son filet).

Un ami éditeur, qui lui a regardé La quatrième théorie avec les yeux du commercial, m’a dit que ce n’était pas un thriller car il ne respectait pas les contraintes du genre. « On ne sent un peu mal à l’aise quand on lit, on n’a pas les repères habituels… c’est de la littérature expérimentale. Tu devrais passer par un éditeur électronique, choisir un circuit alternatif. Il n’y a pas de place en pile à la Fnac pour ce genre de livres et si tu n’es pas en pile à la Fnac, 24 % des ventes, tu ne gagnes pas un rond. Ça ne sert à rien d’être publié sur papier. »

Mon ami ne fait que décrire l’état du marché du livre (j’émets un a priori toutefois – bien malin celui qui sait ce qui va toujours marcher – il existe dans l’édition comme ailleurs des cygnes noirs). Tu es en pile à la Fnac et tu as une chance de gagner ta vie en tant qu’auteur (même pas garanti… Le cinquième pouvoir a été en tête de gondole un moment), sinon tu vas à l’usine tous les matins et ton éditeur dépose le bilan.

Maintenant, n’exagérons rien. Je n’ai rien inventé, rien expérimenté de nouveau. J’ai respecté les règles narratives du roman d’action à outrance. Je n’ai fait que compresser, que décrire en deux lignes ce qui parfois prend deux pages… La véritable expérimentation s’est concentrée au début de la rédaction, alors que je construisais l’histoire interactivement avec certains d’entre vous.

J’arrête de me flageller. Le livre est achevé, j’ai enfin un manuscrit qui tient debout, il n’est plus question pour moi d’évoquer la manière dont je l’ai écrit. Soit le livre tiendra, intéressera, soit il ne sera que le témoignage d’une expérience littéraire, une sorte de trace… Je ne vais pas éternellement me cacher derrière l’histoire des 140 caractères pour justifier quoi que ce soit.

Alea jacta est.