Ces petites bêtes ne s’attaquent pas qu’à la pomme, elles s’attaquent à tout ce qui pourrait contrecarrer les structures d’autorité et de domination. Il serait dangereux de croire qu’Internet est dorénavant hors de danger, que nous l’avons gagné, qu’il est un de nos droits inaliénables, que tous les hommes pourront un jour utiliser en toute liberté.
Tuyaux propriétaires
Les informations ne se propagent pas par magie. Elles empruntent les réseaux de fibres optiques, notamment les fameux backbones. Ces réseaux appartiennent à plusieurs centaines d’entreprises ou d’organisations gouvernementales.
Nous avons donc clairement une structure d’autorité qu’un processus de concentration pourrait renforcer. Pour le moment, la grande diversité des acteurs ne laisse pas présager une domination immédiate de cette infrastructure. Toutefois, il suffit d’observer n’importe quelle carte globale du réseau pour découvrir qu’il existe des zones qui peuvent être assez facilement coupées du monde.
Pour que nous nous appropriions cette structure d’autorité, il faudrait que chacun de nous participe à la structure physique du réseau, par exemple en interconnectant en P2P nos bornes Wifi. Cette approche peut marcher dans les villes, mais ce n’est pas ainsi que nous construirons un Internet alternatif et libre.
Pendant longtemps encore, nous sommes condamnés à communiquer à travers des tuyaux propriétaires. Tant qu’il y a concurrence entre ces tuyaux, tant qu’il y a de nombreux acteurs, nous ne sommes pas en danger de ce côté.
Providers privés
Avant d’atteindre les tuyaux, nous passons par les providers, peu nombreux et sous l’emprise directe des gouvernements. Contrôler un provider, c’est contrôler tous les gens qui se connectent à travers lui.
On voit bien que l’accès à Internet est un point névralgique. Idéalement nous devrions pouvoir nous connecter directement au réseau, en tout point, tout au moins à travers un grand nombre d’acteurs. La concentration en a voulu autrement, les gouvernements aussi.
Tant qu’on nous laisse l’accès, nous pouvons crypter nos données, utiliser des VPN, en gros aller n’importe où… mais cette liberté ne tient qu’à un fil. Profitons-en.
Serveurs racines
Ces serveurs de noms utilisés pour rooter les adresses Internet ont longtemps tous été situés aux États-Unis. Ils sont en train d’être déployés un peu partout, ce qui d’une certaine façon réduit la puissance d’une des structures d’autorité. Reste que le réseau dépend de ces points particuliers, des points qui sont contrôlables.
Partage centralisé
Aux structures d’autorités physiques, s’ajoutent des structures créées par les usagers eux-mêmes. Quand les internautes passent des heures sur facebook, quand ils y créent des contenus, ils appauvrissent le reste de l’écosystème, ils le condamnent à l’asphyxie. Quand cet autre Web, ce Web extérieur, sera mort, il sera trop tard pour dire merde à facebook.
Google joue le même jeu pervers. Il aime les liens mais pas trop de liens. Logique, Google voudrait que nous passions systématiquement par lui quand nous cherchons sur le Web. Google s’oppose aujourd’hui à la logique même du Web.
N’oublions pas que nous trouvons beaucoup plus vite des choses qui ont du sens pour nous en remontant les liens. C’est ainsi que nous devenons des nomades et faisons souvent des découvertes surprenantes.
Tous les sites qui parlent de partage, d’articles, de musiques, de vidéos, et reposent sur une architecture centralisée sont également des structures d’autorité. Ils ont tout pouvoir sur les contenus mis entre leurs mains. Ils peuvent les faire disparaître du jour au lendemain, censurer, favoriser, manipuler…
Encore une fois, tant qu’il y a assez de concurrence, on peut se sentir tranquille. Mais il y a de moins en moins de concurrence, de plus en plus d’hégémonie sur le Web. C’est paradoxalement le point le plus névralgique d’Internet alors qu’il est le seul à ne reposer sur aucun centre.
Le libéralisme total conduit à une domination totale par quelques acteurs.
Chacun des internautes compte sur les autres pour maintenir en vie le reste du Web pendant que lui-même utilise le service qui lui paraît le plus pratique, tant bien même ce service ne peut que se transformer in fine en nouvelle structure d’autorité et de domination. C’est un esclavage volontaire.
Est-ce que nous gagnons des libertés dans un domaine pour en perdre aussitôt dans un autre ? Ou est-ce qu’avec le Web nous avons gagné tant de nouvelles libertés que nous sommes incapables d’en jouir ? Alors nous nous restreignons nous-mêmes ? Je n’ai bien sûr pas de réponse, je me contente de m’inquiéter.
Si quelques acteurs dominent le Web au point d’écraser toutes autres activités, ces autres activités deviendront underground… et on appellera anarchistes, au mauvais sens du terme, les gens qui tenteront de préserver leur liberté.
Dans les systèmes politiques, quand il s’agit de prendre le pouvoir, nous voyons presque toujours deux forces se former et pratiquement atteindre un équilibre. C’est le 50/50 observé dans presque toutes les démocraties lors des élections nationales.
J’ai mon explication évolutive à ce phénomène. S’il y avait dix camps représentant chacun en gros 10 % de la population et qu’un seul l’emportait, il y aurait près de 90 % de perdants. Pour préserver l’idée d’opposition, tout le monde ne peut pas être d’accord, mais en maximisant les vainqueurs et minimisant les perdants, il est préférable d’avoir uniquement deux camps. C’est une situation à laquelle nous arrivons mécaniquement.
Mais ce n’est pas ce qui se produit dans une économie libérale comme Internet. Les gens n’ont pas l’impression de perdre quand ils se lient à un service. Ils peuvent tous en rejoindre un seul, créant une dictature sans en prendre conscience au début.
Alors il faut leur dire qu’il y a du danger, ce que je fais. Mais est-ce suffisant ? Non, on n’accepte le danger que quand on en sent la morsure alors qu’il est souvent trop tard.
Est-ce que ça veut dire qu’il faut des lois régulatrices sur me Web ? Non, mais à coup sûr une fantastique prise de conscience, une fantastique mobilisation. Internet tel que nous le connaissons n’est pas éternel.
I worry about my child and the Internet all the time, even though she’s too young to have logged on yet. Here’s what I worry about. I worry that 10 or 15 years from now, she will come to me and say ’Daddy, where were you when they took freedom of the press away from the Internet? écrivit Mike Godwin en 1996.
Cette inquiétude donna à l’époque l’idée de créer des réseaux comme Freenet. Aujourd’hui, 10 ou 15 ans plus tard, nous sommes encore libres. Peut-être alors ai-je tort de m’inquiéter. Mais ce n’est pas grave que ce soit pour rien. Et par ailleurs, c’est peut-être parce que nous ne cessons de nous inquiéter que nous empêchons le pire d’advenir.
Le pire est que tout en étant libres nous créons nous-mêmes les conditions de notre asservissement. Nous n’utilisons pas tous le même fournisseur d’emails. Pourquoi pour la recherche, les réseaux sociaux, le partage de vidéos… quelques centres nous attirent comme des mouches ?
Est-ce juste une lubie passagère ? Après tout facebook n’a pas empêché Twitter d’émerger. D’autres services surgiront. Je l’espère. Mais pour le moment je constate que facebook est une espèce de trou noir qui aspire les internautes et les captive avec autant de force que la TV.
Ma réponse. Utilisez facebook pour amener des gens chez vous. Utilisez facebook pour construire hors de facebook. N’y passez pas votre vie, n’y créez rien.
Reste cette question. La liberté totale tue-t-elle la concurrence ? Sans doute que oui dans une société où nous ne sommes pas suffisamment individués.