J’ai souvent vu cité depuis dix jours L’Éloge de la métamorphose de Morin et j’ai repensé à la trilogie de Krakauer. Nous n’aurions jamais connu ses héros s’ils n’étaient pas morts, parfois il se produit le contraire… par exemple pour Morin, nous n’aurions jamais autant entendu parler de lui s’il n’avait pas été en aussi bonne santé à 88 ans.
Dans cet article Morin illustre la Metasystem Transition Theory proposée par Valentin Turchin en 1977, année où sortait le premier tome de la Méthode qui ne l’évoque pas (si mes souvenirs sont bons). L’article est passionnant, je tire mon chapeau à Morin, même s’il n’est pas l’auteur de cette théorie.
Une métasystème transition se produit quand des sous-systèmes s’assemblent à l’aide d’un mécanisme de contrôle et forme un système plus grand qui démontre des caractéristiques émergentes. Exemple un organisme qui intègre des cellules individuelles et qui leur confèrent un nouveaux type de comportement.
Quand un système est incapable de traiter ses problèmes vitaux, il se dégrade, se désintègre ou alors il est capable de susciter un méta-système à même de traiter ses problèmes : il se métamorphose, explique Morin.
Comme le souligne Morin il est plus facile de basculer dans la désintégration que d’effectuer une transition vers un ordre de complexité plus grand.
Alors que, pour Fukuyama, les capacités créatrices de l’évolution humaine sont épuisées avec la démocratie représentative et l’économie libérale, nous devons penser qu’au contraire c’est l’histoire qui est épuisée et non les capacités créatrices de l’humanité.
Morin reste optimiste. Il reconnaît que la transition est en cours.
Ces initiatives ne se connaissent pas les unes les autres, nulle administration ne les dénombre, nul parti n’en prend connaissance. Mais elles sont le vivier du futur. Il s’agit de les reconnaître, de les recenser, de les collationner, de les répertorier, et de les conjuguer en une pluralité de chemins réformateurs. Ce sont ces voies multiples qui pourront, en se développant conjointement, se conjuguer pour former la voie nouvelle, laquelle nous mènerait vers l’encore invisible et inconcevable métamorphose.
Tous les adeptes de la complexité défendent ce point de vue car il n’y a pas d’autres possibilités. La question qui surgit alors est de savoir comment favoriser cette transition. Morin fait une proposition :
Pour élaborer les voies qui se rejoindront dans la Voie, il nous faut nous dégager d’alternatives bornées, auxquelles nous contraint le monde de connaissance et de pensée hégémoniques. Ainsi il faut à la fois mondialiser et démondialiser, croître et décroître, développer et envelopper.
À mon sens Morin s’arrête là. Il lance un message d’espoir, un éloge de l’approche complexe qui, en l’état, ne peut guère enclencher des actions concrètes… sinon d’attendre justement que les pièces s’assemblent toutes seules. Se pose alors la question de notre rôle, celui de notre implication politique. Que pouvons-nous faire ?
Dans le manuscrit de L’alternative nomade, j’ai depuis le tout premier jet inséré ce schéma pour illustrer le fait que nous nous transformons en fonction des informations que nous recevons et que, en nous transformant, nous transformons la société qui nous transforme à son tour ce qui nous pousse à produire de nouvelles informations. La boucle est depuis longtemps amorcée.
Nous pouvons agir sur les trois éléments, trois possibilités non exclusives et peut-être complémentaires.
1. Transformer la société
La société est aujourd’hui un système avec son centre de contrôle ou disons ses centres de contrôle qui interagissent.
Nous pouvons décider de prendre position dans ces centres pour faire en sorte que les structures changent, c’est-à-dire nous faire élire, gagner de hautes positions hiérarchiques dans les entreprises, faire du lobbying, préparer la révolution pour tout reconstruire à l’identique…
Je signale à tous ceux qui font l’éloge de cette méthode politique, que je qualifie de classique, et qui ne sont pas en quête d’une position de contrôle qu’ils feraient mieux de balayer devant leur porte. C’est trop facile de dire « Il faut faire » et de chercher quelqu’un pour aller le faire à sa place. Si cette méthode vous attire, soyez-en les acteurs. Sinon adoptez une autre méthode.
2. Transformer l’information
C’est ce que nous faisons sur le Web, en tout cas ce que nous essayons de faire. Le passage au Flux implique une révolution culturelle. Par exemple, si ce qui est important pour moi n’est pas important pour les autres, c’est un immense changement par rapport à l’ancien système de diffusion top down.
Nous pouvons bien sûr favoriser la propagation des informations qui nous paraissent pertinentes, mettre en lumière ce qui est par ailleurs occulté, propager de nouvelles idées, de nouvelles philosophies… Elles influenceront alors la façon de vivre de tous ceux qui reçoivent ces informations, aussi bien à titre individuel, qu’à titre collectif.
Par exemple, si nous estimons que le consumérisme est un problème, nous pouvons écrire pour l’expliquer et ainsi lutter contre le consumérisme (c’est ce que je fais en ce moment même).
3. Transformer l’homme
Plutôt que de prendre le contrôle de la société pour la réformer directement par le haut ou de tenter d’imposer une nouvelle vision culturelle, je peux décider de commencer par me changer moi-même. Si ma transition porte ses fruits, si elle me rend plus heureux, elle créera peut-être des émules qui à leur tour aurons envie de changer de vie… et la société changera (et les informations disponibles il va sans dire).
Collectif vs individuel
La méthode 1 implique une application collective immédiate, des décisions qui s’appliquent à un grand nombre de personnes.
Jusqu’à ces dernières années, la seconde méthode était aussi de type collectif, un petit nombre de personnes informaient un grand nombre de personnes. Les choses évoluent. Le many to many devient possible. C’est une méthode à la fois collective et individuelle.
Quelle que soit la méthode choisie, il faut être responsable, responsable pour aspirer au pouvoir, responsable pour informer, responsable pour se changer. Ces méthodes ne sont pas en elles-mêmes antinomiques.
Je pratique la deuxième et la troisième. Quand on écrit un livre où on dit aux lecteurs qu’ils doivent se changer eux-mêmes on utilise la méthode 2 pour que 3 se produise (et du moment qu’on est dans le 2 on peut avoir une influence en 1).
J’ai souvent exprimé des réserves au sujet de la première méthode, réserves qui prennent d’autant plus de poids au cours d’une transition qui implique l’apparition d’un nouveau système de contrôle, plus enveloppant, d’un ordre de complexité supérieur…
Je ne suis pas sûr alors qu’être dans le poste de commandement aide à participer à la transition. Au contraire, une fois qu’on s’est battu pour une position, on n’est guère chaud pour la faire disparaître. Au cours d’une transition, les centres de contrôle anciens sont souvent les lieux du conservatisme.
Par ailleurs, on peut aussi imaginer que le nouveau système de contrôle bourgeonnera là où on ne l’attend pas et prendra une forme qu’on n’attend pas. Aucune théorie a priori ne peut nous aider à savoir où nous devons agir. Pas simple de s’attaquer directement au métasystème. La meilleure façon de traquer son émergence, de l’accompagner, de la favoriser… c’est de se déployer partout, d’agir partout, donc que chacun de nous agisse dans la mesure de ses possibilités.
Voilà pourquoi je crois avant tout à méthode 2 et à la méthode 3. Et il me semble présomptueux de militer pour 3 à l’aide de 2 sans m’être appliqué à moi-même 3. Et je fais la même critique à tous les politiques qui parlent de changer la vie des autres sans eux-mêmes être capables de changer leur vie. Se changer soi-même n’est pas suffisant mais est nécessaire. Et c’est cette nécessité que néglige la plupart des gens qui parlent de politique.