Quoi qu’il advienne, nous resterons des consommateurs d’information, de cette information multidimensionnelle qui se présente dans une infinité de contextures, du livre aux brèves sur les chiens écrasés. Nous ne pouvons pas faire autrement. Les neurologues ont découvert que, quand nous apprenons quelque chose de nouveau, notre cerveau active les mêmes zones que lorsque nous prenons des drogues comme l’héroïne. Nous nous shootons à l’info. Nous sommes des infovores.
C’est une bonne nouvelle pour les producteurs d’information. Ils auront toujours une place dans la société mais quid des entreprises qui les emploient ? Leur situation est dramatique. Les journaux qui ont eu tant de mal à migrer sur le web, qui n’y ont jamais trouvé de modèle économique, voient avec le passage au flux les vestiges de leur monde partir en fumée. Les articles s’échappent. Avalés par des moteurs de recherche, recrachés dans les lecteurs de flux, repris dans d’autres sites, notamment les réseaux sociaux, ils se propagent dans le cyberspace, incapables de rester immobiles.
Protectionnisme oblige, les médias emploient une stratégie désespérée. Ils refusent la fluidification. Ils distribuent uniquement des résumés de leurs contenus pour attirer les lecteurs à la source. Mais pourquoi nous déplacerions-nous ? Pour un scoop ? Pour apprendre la mort de Michael Jackson ? Trop tard, nous le savons déjà. Pour une analyse profonde ? Mais comment estimer cette profondeur ? Que disent nos contacts sur le réseau ? L’information étant résumée elle est arrivée jusqu’à eux noyée dans les informations intégrales, associées à leur flot de commentaires. Seuls quelques propulseurs la repèreront et remonteront à la source. Parfois ils réussiront à attirer notre attention, le plus souvent ils ne seront pas assez nombreux pour activer notre sérendipité.
Refuser la fluidification dans un monde où tout se fluidifie revient à se laisser submerger par la vague. Dans le flux, les média au nom de leur marque n’ont pas la force de faire émerger un contenu hors de l’eau. Seuls les propulseurs savent attirer l’attention de leur communauté. Les journalistes doivent endosser ce nouveau rôle. Ils doivent non seulement produire l’information mais aussi la pousser sur le réseau. C’est à partir des amis qu’une information commence sa vie dans le flux. Terminé le temps où on envoyait un pétard et où on attendait qu’il explose.
Les médias sont très mal armés pour ce travail. Ils ne peuvent propulser tous leurs contenus qui, chacun, se dirige vers des communautés différentes. Trop longtemps, les médias ont refusé d’admettre que le web était un monde de connexions. Ils sont restés dans l’optique « je suis la voix officielle », cette voix d’autant plus forte dans les régimes totalitaires. Pendant ce temps, tout le monde s’était mis à parler à tout le monde, à parler à travers les réseaux sociaux, créés de proche en proche, par l’effort individuel des hommes plus que des entreprises spécialisées dans la distribution.
Celui que jadis on appelait journaliste a pourtant un nouveau rôle à jouer. Être justement un créateur de liens. Il peut devenir le charpentier de la nouvelle société. Le défricheur des routes de communication qui permettent à l’espace public d’émerger par focalisation du travail de millions de propulseurs.
Certains parlent de journalisme de liens. Il s’agit de trier l’abondance, de compiler pour sa communauté l’information qui l’intéressera, d’injecter dans son réseau les liens qui font sens pour elle. Toute une économie doit se réinventer. Nous retrouvons une configuration en partie explorée par Le Courrier International. Le journal lui-même ne produit pas l’information brute, il la récolte ailleurs et la structure pour son lectorat.
D’un côté, nous avons des créateurs d’information, ils la propulsent puis d’autres propulseurs se joignent à eux. De l’autre côté, l’éditeur n’est plus celui qui commande ce qui va être écrit, filmé, photographié… mais celui qui dans le flot de tout ce qui est diffusé pêche ce qui intéresse la communauté à laquelle il s’adresse.
Gandhi, qui a aussi été un homme de presse, écrit dans son autobiographie : « Dès la naissance de Indian Opinion, je me rendis compte que le journalisme avait pour but de servir. La presse représente une puissance considérable ; mais, de même qu’un fleuve déchaîné submerge des campagnes entières et ravage les révoltes, de même une plume sans contrôle ne peut que tout détruire. Si le contrôle vient de l’extérieur il est encore plus nocif que s’il n’y en avait pas. Pour être profitable il doit être exercé par celui-là même qui écrit. Si cette ligne de conduite est correcte, combien de journaux au monde résisteraient à ce critère de sélection ? Mais, tout d’abord, qui se chargerait de supprimer les feuilles inutiles ? Et qui choisir comme juge ? L’utile et l’inutile doivent aller de pair, tout comme le bien et le mal en général. C’est à l’homme qu’il revient de choisir. »
Gandhi parle du journalisme comme d’un service. Selon cette perspective, le journaliste passe du début de la chaîne à la fin de la chaîne. Il doit se réinventer en comprenant que sa fonction n’est autre que de filtrer le flux qui irrigue son réseau. Sa valeur ajoutée n’est plus de faire l’information mais de la pousser un peu plus loin, un peu plus près de ceux qui le suivent. Ainsi le journaliste devient un propulseur comme un autre. Alors parler de chaîne médiatique n’a plus aucun sens. Chaîne évoque la chaîne de montage et le modèle productiviste étranger au flux. L’information comme l’eau s’écoule, s’évapore, regagne la source. Le propulseur se trouve partie prenante d’un cycle sur lequel il peut intervenir en de multiples points.
Les grands reporters ont souvent travaillé selon cet esprit, partant parfois en reportage sans commande, poussés par la nécessité, puis trouvant le moyen de diffuser leur travail. Aujourd’hui, ils inspirent tous les propulseurs. Un blogueur écrit ce qu’il désire. Si les gens aiment ce qu’il écrit, ils le reprennent, ils lui donnent une audience. Des services d’agréation peuvent l’intégrer à leur offre, monnayer son texte, le rémunérer. Certains ainsi deviennent des professionnels, d’autres restent des amateurs. Et c’est une autre histoire, aussi vieille que le monde.
PS : Texte viré de mon prochain livre, trop en rupture avec le ton du reste. J’écris pas un livre pour dire aux médias et aux journalistes ce qu’ils doivent faire mais pour essayer de comprendre comment on vit dans le monde du flux. En l’occurrence, dans le chapitre Après la presse, comment on s’informe (le sujet n’est pas comment on fait l’information).