Il existe au moins deux types de lois, certaines répressives, d’autres incitatives. Hadopi se classe dans la première catégorie alors qu’elle aurait pu se placer dans la seconde et ouvrir de nouvelles possibilités économiques.
Interdiction policière
Par analogie au jeu de Mikado, un problème simple correspond à une des piques qui a glissé hors du tas et qui n’en touche aucune autre. On peut la manipuler sans risques collatéraux et effets de cascade dévastateurs. Je donne souvent l’exemple de la sécurité routière. La solution semble évidente. Si nous roulons moins vite, les risques d’accidents diminuent et, en cas d’accidents, les risques corporels diminuent aussi. En prime, en roulant moins vite, nous consommons moins d’énergie, donc luttons contre le réchauffement climatique.
Réduire la vitesse sur les routes est une mesure efficace qui n’a pas d’impact négatif à l’échelle collective et peu à l’échelle individuelle. Tout le monde s’entend là-dessus. Maintenant reste à savoir comment imposer la réduction de vitesse. On a identifié un problème simple, on a trouvé une solution simple, il reste à la mettre en œuvre.
Le réflexe premier est d’interdire le dépassement d’une vitesse limite. C’est le réflexe du mâle dominant. Du sommet de sa pyramide, il ordonne et attend qu’on lui obéisse. Ceux qui enfreindront la loi seront punis. Pourquoi pas ! Nous avons la preuve que ça marche. Mais à quel coût ? Combien de radars automatiques faut-il installer, surtout combien de nouveaux policiers faut-il déployer sur le terrain ? Ne sommes-nous pas en train de faire grossir la pyramide policière et l’approcher irrémédiablement du seuil où son rendement énergétique devient catastrophique ? Même pour résoudre un problème simple, la solution pyramidale n’est pas nécessairement la meilleure. Interdire coûte cher en plus de provoquer un malaise évident chez les citoyens amoureux de liberté.
Nous ne pouvons pas multiplier indéfiniment les interdictions qui exigent un déploiement de force. Au final, nous aurions un policier derrière chaque citoyen. Et comme les policiers eux-mêmes sont des citoyens, il faudrait aussi des policiers pour surveiller les policiers, on n’en sort pas. Une interdiction n’est efficace que si elle n’implique pas une augmentation de la taille de la pyramide.
Interdiction auto-entretenue
Pourquoi en France les gens ont-ils arrêté de fumer dans les restaurants et les cafés ? Bien sûr à cause de la loi entrée en application le 1er janvier 2008. Mais cette loi s’est accompagnée d’un déploiement policier beaucoup moins spectaculaire et répressif que sur les routes. La pyramide n’a pas eu besoin de faire de la gonflette. Les restaurateurs et les cafetiers, de peur d’une amende, ont eux-mêmes fait la police, secondés par leurs clients soucieux de leur santé. Comme la fréquentation des établissements n’a pas diminué, tout le monde s’est trouvé satisfait par la mesure. L’interdiction s’est auto-entretenue.
Dans les lieux publics, les gares par exemple, l’interdiction bien que plus ancienne a longtemps été moins respectée. Pourquoi ? Dans ces espaces anonymes, tout le monde ignore tout le monde et les plus irrespectueux d’entre-nous prennent des libertés (tragedy of the commons). Les clients ne peuvent pas s’appuyer sur le restaurateur ou le cafetier pour faire eux-mêmes la police à la place de la police. Nous nous trouvons dans le cas où l’égoïsme n’engendre pas la coopération. Il aura fallut l’interdiction plus stricte et plus générale de 2008 pour que, par la force de l’habitude, l’interdiction de fumer se propage aux lieux publics. Tout n’y est pas encore parfait mais la situation s’améliore d’elle-même. Chapeau-bas aux restaurateurs et aux cafetiers.
Quand l’interdiction peut s’auto-entretenir, c’est une arme efficace aux mains des structures pyramidales. Un ordre est donné mais la pyramide elle-même ne le met pas vraiment en œuvre, donc elle ne grossit pas. D’autres interdictions posent plus de problèmes. On en revient aux limitations de vitesse. Si je vois quelqu’un qui va trop vite, je ne peux pas lui dire de ralentir. Je ne vais pas me mettre en travers de sa route pour le freiner. J’ai peu de moyens de faire la police à la place de la police.
Est-ce une fatalité ? Je n’en suis pas sûr. Il existe sans doute un moyen de transformer la plupart des interdictions fortes en interdictions auto-entretenues. Pour la circulation routière, la solution est connue mais elle est si contre-intuitive que les gouvernements rechignent à l’envisager. Elle revient à créer du lien entre les usagers de la route pour qu’ils puissent justement s’auto-policer, façon de provoquer la coopération dans un espace jusqu’alors dominé par l’égoïsme (je vais pas rouvrir le débat, ce n’est pas le sujet).
Concernant la sécurité routière, un gouvernement peut donc légiférer de deux manières. À la mode dure, il limite les vitesses. À la mode incitative, il réduit par exemple les signalisations pour pousser les gens à interagir. Les deux approches ont un coût. La première exige le maintien d’une pyramide policière. La seconde passe par des travaux public effectués une fois pour toutes. Dans le premier cas, on a un coût infini puisqu’il faut le maintenir éternellement, dans l’autre un coût fini.
Quand les membres d’une hiérarchie réfrènent leur désir de progression sociale en faisant grossir la pyramide, ils peuvent, face à des problèmes simples, prendre des mesures qui n’aggraveront pas le bilan énergétique de la pyramide. Ils s’appuient ainsi sur un mécanisme millénaire : celui de la morale. Il faut en quelque sorte que les gens s’approprient les mesures, qu’ils s’en fassent les défenseurs. Ça implique un temps de formation, un temps d’appropriation, puis un temps de généralisation. Pour le tabac, il a fallu expliquer le danger du tabagisme actif et passif, il a fallut que des ligues anti-tabac se forment, puis que les mœurs changent pour qu’enfin l’interdiction s’auto-entretienne parce que nous l’avions collectivement acceptée.
Hadopi
Supposons qu’il soit légitime de lutter contre le piratage (ce qui ne l’est pas mais c’est aussi un autre sujet). Le gouvernement décide alors d’interdire par la méthode dure, la méthode coûteuse et qui ne cherche pas à éduquer les citoyens. N’aurait-il pas pu adopter la méthode incitative ?
Si la raison officielle de la loi est bien la perte de revenu des auteurs, le gouvernement aurait pu inciter au don avec de la défiscalisation par exemple pour les donateurs (les pertes en revenus fiscaux étant en gros équivalentes aux pertes occasionnées par la répression).
Plutôt que punir le geste de partager des informations, il aurait pu encourager le partager de la richesse. S’il ne l’a pas fait, c’est parce qu’il ne veut pas d’un monde de partage mais d’un monde de la rareté, où certains accaparent les richesses.
Les choses se compliquent alors. On comprend que le problème du piratage n’est pas un problème simple mais, au contraire, qu’il équivaut à une pique se trouvant au cœur du jeu de Mikado. Quand on la touche, tout bouge dans la société.
Il ne s’agit pas de protéger les auteurs, mais de lutter contre le partage, qui lui-même implique une économie du don, économie concurrente de l’économie de la rareté propre au capitalisme. On découvre alors qu’une escarmouche juridique fait partie d’un immense champ de bataille où s’affrontent les conservateurs et les réformateurs. Nous n’avons pas fini d’en parler et de nous battre. Le combat ne fait que commencer.