Comme ma chronologie le montre, j’ai lu et parcouru pas mal de textes sur le superorganisme et quelque chose me déplait encore dans cette théorie, je suis attiré, repoussé. Les relents de philosophie intégrale me dérangent (bien plus que le problème du totalitarisme facile à balayer – et balayé par tous les auteurs qui ont travaillé sur le sujet). J’ai d’autres objections.
Problème d’échelle
Pourquoi un cerveau géant, s’il était structuré comme nos cerveaux, serait-il intelligent, voire conscient ? Peut-être que ce que nous expérimentons n’est valable qu’à notre échelle, qu’avec un cerveau de taille humaine.
Il me semble que personne n’a démontré qu’un métasystème conservait toutes les propriétés des sous-systèmes. Je suis même certain qu’il en perd en même temps qu’il en gagne de nouvelles. Le principe même de la philosophie intégrale, intégrer et transcender, me paraît de ce fait insoutenable.
En lisant The superorganism, le livre de Bert Holldobler et Edward O. Wilson, je constate combien chez les fourmis le superorganisme n’a que peu de rapport avec les organismes eux-mêmes. Quand on change d’échelle tout change. Nous avons toujours tendance à faire de l’anthropocentrisme. Si l’humanité existe en tant qu’entité, que j’appelle encore superorganisme faute de mieux, il ne sert pas à grand-chose de la comparer aux organismes que nous connaissons.
Voir le monde comme une imbrication de systèmes dans des systèmes plus grands me paraît simplificateur.
L’effet miroir ou le moule à gaufres
Un autre concept, en relation avec la théorie Gaïa, me turlupine. Quand un organisme ingère, il prend quelque chose à l’environnement, qui donc excrète vers l’organisme. Symétriquement, quand organisme excrète, l’environnement ingère. L’inspiration de l’un correspond à l’expiration de l’autre. La peau de l’organisme est aussi la peau de l’environnement.
En terme d’entrée/sortie et de frontière, l’environnement et les organismes me paraissent en phase inversée. Il est alors tentant de les qualifier tous les deux de vivants. Pourtant il ne nous vient pas à l’idée de qualifier de vivant un appareil respiratoire ou un dialyseur.
On peut ainsi croire que quelque chose est plus grand et qu’il englobe alors qu’il est juste une image inversée. Gaïa peut ainsi sembler vivante sans être effectivement vivante. Elle peut hériter en miroir les attributs des organismes qu’elle héberge. Le même raisonnement peut s’appliquer à Internet. Comme nous sommes interconnectés avec lui, il nous reflète, donc lui aussi, en terme de manipulation d’information, paraît vivant.
Cette constatation que le hors nous est vivant ne nous avance guère pourtant des gens ont écrit des livres pour s’en gargariser. Cette approche n’est pas féconde. Rien n’a changé depuis que nous nous amusons à confondre les gaufres et le moule à gaufres, sinon chez une bande de mystiques écolos. L’ADN est dans la gaufre pas dans le moule (quoique avec l’épigénétisme on ne sait plus trop où se situe l’information – elle est, elle aussi, dans le flux).
Pour rechercher des traces de vies dans l’environnement comme dans Internet, il faudrait s’intéresser aux processus internes, sans relation avec l’extérieur. Mais est-ce qu’il existe quelque chose de purement interne dans un organisme ? L’autopoïèse ? Même pas. Tout organisme dépend des échanges. Il se reflète à l’extérieur de lui-même (même sa température interne – pour la réguler l’organisme ne doit-il pas réguler celle de l’environnement – c’est un peu ça la théorie Gaïa).
En raisonnant comme ça, je vais finir par dire que les organismes n’existent pas. C’est le cas d’une certaine façon. On ne peut parler d’un organisme sans son environnement. Pas besoin de prétendre que l’environnement est vivant. Il est sans doute plus fécond de s’occuper de la symbiose (ou du parasitage). Nous ne pouvons pas vivre sans l’environnement comme nous ne pouvons plus vivre sans Internet. Parler d’un superorganisme est alors un peu bateau.
Méta-méta-méta système, bof !
On peut raconter l’histoire du vivant en plusieurs étapes.
- Particules élémentaires.
- Atomes.
- Molécules.
- Soleils.
- Planètes.
- Procaryotes.
- Eucaryotes.
- Multicellulaires. Ça se complique. Il peut exister des combinaisons de procaryotes, d’eucaryotes ou un mix des deux.
- Superorganisme qui combinent des multicellulaires.
C’est quoi alors un superorganisme sinon une société ? Pourquoi parler de superorganisme ? Cette appellation est réductrice car elle fait croire que le superorganisme est juste quelque chose de plus gros, quelque chose qui enferme les parties, nous autres, et les soumet.
Quand on regarde l’histoire de la socialisation esquissée plus haut, on remarque que, d’une étape à l’autre, il se produit toujours quelque chose de neuf. On ne définit pas l’étape n en disant qu’elle coagule simplement les éléments produits à l’étape n-1. Chercher à dire qu’un superorganisme a les mêmes traits qu’un organisme multicellulaire n’a pas beaucoup d’intérêt. Une société, c’est neuf par rapport à un organisme. Qu’est-ce qu’à de plus le superorganisme humain s’il existe ?
Chercher la graine
Les organismes multicellulaires naissent à partir d’une cellule souche qui se divise jusqu’à fabriquer l’ensemble de l’organisme. Si ce modèle convient pour la fourmilière, générée à partir d’une reine unique, il ne vaut pas pour l’humanité qui s’auto-construit à partir de ses membres disséminés (émergence plus que croissance).
Si nous voulons trouver une métaphore organique à notre société, je pense qu’il faut la chercher au point de transition entre les êtres unicellulaires et multicellulaire, par exemple s’intéresser au dictyostelium discoideum dont je parle dans Le peuple des connecteurs.
Cette créature au nom barbare est l’une des plus passionnantes que nous connaissions. Elle possède la propriété extraordinaire de ne pas exister en tant que telle : elle résulte de l’agrégation d’une myriade d’amibes unicellulaires qui se rassemblent lorsque les bactéries dont elles se nourrissent viennent à manquer. La colonie forme alors un nouvel organisme qui rampe à la façon d’un ver jusqu’à trouver un endroit lumineux et chaud. Là, elle se transforme en champignon à la tête remplie de spores. Dès que les conditions deviennent favorables, la tête explose et les spores donnent naissance à de nouvelles amibes. Chacune vivra indépendamment jusqu’à ce que les bactéries manquent et que de nouvelles colonies se constituent. Le cycle se répète indéfiniment.
Nous pouvons vivre chacun isolément et nous regrouper lorsque le besoin s’en fait sentir. Nous créons des sociétés à durée de vie plus ou moins longue (TAZ), qui peuvent se dissoudre, se reformer ailleurs, retrouvant certains de leurs anciens membres et des nouveaux. J’imagine l’ensemble de la société humaine comme une faune d’individus qui font et défont des sociétés au fil des circonstances. Chacun peut se retrouver seul ou en compagnie des autres (indispensable pour maintenir notre créativité).
Nous sommes loin de l’image de l’organisme qui lie avec autorité chacune de ses composantes et les soumets. Il est vrai toutefois que dictyostelium discoideum est un vestige des premiers êtres multicellulaires. Si notre société lui ressemble, elle peut un jour lointain se cristalliser en un organisme stable.
Dans mon livre en chantier, Starglider est sensée être une cellule d’un tel organisme et, au fil de ses contacts avec les humains, elle prend conscience avec horreur qu’elle a renoncé à son individualité. Que son superorganisme a perdu toute créativité. Qu’il n’a d’autre but que de créer un super-superorganisme en liant tous des mondes de la galaxie. Mais vais-je vraiment écrire cette histoire là ?