Au cœur de l’Angleterre, à quelques kilomètres au nord-est de Nottingham, le village d’Oxton égraine ses maisons opulentes dans un paysage de bocages et de bois parsemés d’étangs peu profonds. Dans cette campagne riante, on retrouve par endroits les vestiges de l’ancienne forêt de Sherwood, havre de Robin des bois et de créatures fantasmagoriques. Parmi elles, des crapauds jaune-gris, dits Bufo bufo ou crapauds communs.
Au mois de mars, quand les nuits s’adoucissent, ils s’éveillent de leur somnolence hivernale. Ils s’ébrouent, dégagent la terre et les feuilles mortes qui les recouvrent et lancent leurs premiers croissements de l’année. Une soudaine envie d’aimer les emporte. Ils n’ont d’autres désirs que de regagner leur mare natale qu’ils reconnaîtront à la composition chimique de l’eau. Ils bondissent droit à travers champs, leurs pattes écartées, les ventres des femelles tout aussi bombé que ceux des jumbos jet. Ils atterrissent par rebonds maladroits, nagent s’il le faut, croisent des routes, leurs yeux imbéciles indifférents aux voitures et aux camions qui les déchiquettent par centaines.
Margaret Cooper, une retraitée pétillante, a décidé que ce carnage devait cesser. Chaque printemps, subventionnée par un brasseur local, aidée de volontaires, elle ferme à la circulation Beanford Lane, lieu de transhumance préféré des crapauds. Poussés par l’urgence de se reproduire, les batraciens poursuivent ainsi sans encombre leur migration jusqu’aux étangs situés plus au nord. Les males montrent alors tant d’enthousiasme qu’ils sautent sur tout ce qui bouge, même les carpes. Quand ils coincent un autre male, un croissement les avertit qu’ils se trompent de cible. Les femelles une fois délivrés de leurs œufs, toujours courtisées par les malles insatiables, finissent par comprendre que le croissement les libère des étreintes.
Quelques semaines après, des têtards envahissent les étangs, puis ils mutent en crapauds et commencent à quitter leur lieu de naissance à la recherche de nourriture. À l’automne, chacun, au hasard de ses pérégrinations, s’abrite pour affronter les grands froids. Les crapauds plus âgés, très casaniers, regagnent leur villégiature de l’hiver précédent. Moins aveuglés par le désir qu’au printemps, ils suivent des chemins moins fréquentés et plus tortueux, ce qui évite un nouveau carnage ou l’intervention de Margaret.
Mais que se passerait-il si la circulation n’était pas interrompue lors de la migration amoureuse ? Si chaque année une bonne partie des crapauds succombait, la colonie serait vite exterminée. Le crapaud incapable de changer ses habitudes, obsédé par le retour à sa mare natale, irait droit à la mort. Pire. Que se passerait-il si un paysan dressait un mur sur le chemin de la transhumance, ou si les étangs se retrouvaient asséchés ou soudain pollués ? La colonie de crapauds serait tout simplement rayée de la carte en l’affaire d’une saison.
Vu sous cette perspective, les crapauds semblent bien fragiles. Pourtant ils sont de redoutables conquérants. Introduits en 1935 dans le nord de l’Australie pour se nourrir des insectes qui ravageaient les champs de cannes à sucre, les crapauds buffles originaires d’Amérique du Sud n’ont cessé depuis d’étendre leur territoire au grand dam des agriculteurs. À force de courir les routes, ils finissent même par souffrir d’arthrite chronique, si bien que Richard Shine, de l’Université de Sydney, envisage de stimuler chez eux cette maladie pour juguler l’invasion.
Mais comment les crapauds gagnent-ils du terrain puisqu’ils retournent chaque année à leur mare d’origine ? C’est tout simplement qu’environ 10 % des males et des femelles ne se plient pas au rituel auquel obéit la majorité. Déboussolés, ou trop curieux, ils explorent d’autres directions, trouvent de nouveaux points d’eau et finissent par s’en satisfaire. Souvent ces crapauds fous se perdent et succombent. Parfois ils donnent naissance à une nouvelle colonie ou participe à la mixité génétique. Plus rarement ils assurent la survie de leur espèce quand l’homme ou une catastrophe naturelle anéantissent leur colonie d’origine.
Sans ces crapauds fous il n’y aurait tout simplement pas de crapauds. Certains serpents américains imitent les crapauds et la folie de quelques uns assurent la diversité et la vitalité de l’ensemble de l’espèce. Chez nous, Jésus Christ, parfois d’ailleurs appelé le crapaud de Nazareth, Christophe Colomb, Albert Einstein… sont autant de crapauds fous. En quittant les chemins stéréotypés, ils ont ouvert de nouvelles voies spirituelles, économiques, scientifiques… Les crapauds fous inventent l’avenir. Sans eux, nous nous cantonnerions à ce que nous connaissons.
Leur déviance congénitale, leur originalité, leur foi en d’autres possibles équivalent aux mutations qui, à un plus bas niveau du vivant, engendrent l’évolution biologique. La folie, ainsi appelée par opposition à la norme, est la première caractéristique évidente des crapauds fous. Loin d’être clinique, c’est une folie bien sûr positive et qu’on pourrait appeler avec plus de sérieux curiosité, ingéniosité ou intrépidité.
Mais cette folie ne prend sens et date que dans des conditions particulières. Le désir de se reproduire met les crapauds en mouvement. La décadence du judaïsme favorisa l’émergence de Jésus. Les crises qui bouleversaient l’Europe du xve siècle poussèrent Colomb à un voyage a priori suicidaire. La folie ne s’exprime que dans un cadre favorable. Et malgré ce, le crapaud fou doit encore bénéficier d’une chance extraordinaire.
Sans tomber sur de nouvelles mares, les crapauds succombent. Si Jésus n’avait pas rencontré les apôtres, sa parole ne se serait pas propagée. Si Colomb n’avait pas trouvé par hasard l’Amérique, il se serait perdu en mer. Parmi les nombreux crapauds fous qui composent une société, la chance sourit uniquement à ceux dont nous nous souvenons.
Plus que la chance, il manque autre chose aux crapauds anonymes, une chose pour forcer la chance. Sans sa nouvelle carte du monde, Colomb serait-il parti à l’aventure ? Sans cette carte, aurait-il trouvé son chemin pour regagner l’Europe ? Aurait-il réussi à persuader ses contemporains qu’il existe d’autres terres à l’ouest ? La carte n’est-elle pas indispensable pour donner cohérence à l’expérience du crapaud fou ?
La carte, une fois révélée, n’est-elle pas capable de réveiller le crapaud fou qui sommeille en chacun de nous ? N’est-elle pas capable de conjuguer nos folies respectives et nous faire entrevoir la possibilité d’une nouvelle civilisation ? À travers les aventures de quelques crapauds fous, connus ou inconnus, je voudrais répondre à ces questions alors même que depuis quelques années nous découvrons de nouvelles cartes jadis inimaginables.
Une fois que nous les avons comprises et intégrées, nous ne pouvons plus vivre comme avant et nous devenons des crapauds fous. Consommer bio et local avec frugalité, c’est folie pour le capitalisme. Gagner moins, c’est folie au regard des plans de carrière traditionnels. Agir par soi-même, c’est folie dans une démocratie représentative où tout se décide en haut. Pressés par les crises écologiques, climatiques, économiques, sociales, spirituelles…, nous sommes peut-être en train d’assister à la rencontre extraordinaire entre ces folies jusqu’alors disparates.
Une nouvelle métaphore s’impose. Les écureuils ont l’habitude d’enterrer les glands qu’ils récoltent. Comme ils oublient souvent où ils les ont cachés, les glands germent et de nouveaux chênes poussent. Ainsi les forêts de chênes se seraient répandues de proche en proche, grâce à une symbiose avec les écureuils. Moralité, lorsque des gestes minuscules s’accumulent, ils changent le monde. Nos folies respectives, une fois réveillées par les nouvelles cartes, n’ont pas besoin de tendre vers la démence pour que nous inventions un nouvel art de vivre ensemble. De petits gestes anodins suffisent, des gestes répétés en tout point du globe. Nous ne sommes pas plus bêtes que les écureuils, pas moins fous que les crapauds.
PS : J’ai écrit ce texte comme prélude à mon prochain livre, livre qui sous la pression de Bourin éditeur prend une direction quelque peu différente. J’en viens d’ailleurs à considérer le livre comme un moyen de promotion des textes publiés en ligne.