Vos commentaires me donnent l’impression que vous avez interprété la métaphore dans un sens qui n’est pas celui que je lui donne. Chez Pierre de la Coste comme dans ce que j’ai écrit, il ne s’agit pas d’expliquer quoi que ce soit avec cette métaphore mais de donner un nom, quelque peu amusant, ironique, répugnant, aux gens qui ne suivent pas les orientations mainstream et ainsi ouvrent parfois de nouvelles voies (ça renvoie un peu à la théorie de Thomas Kuhn).
Quand j’ai renoncé à poursuivre une carrière dans la presse, quand j’ai décidé de cesser de vouloir grimper dans les hiérarchies, quand j’ai cessé de vouloir gagner plus d’argent que je n’en avais besoin, j’ai d’une certaine façon été un crapaud fous par rapport à ce que la plupart des gens auraient fait s’ils s’étaient trouvés à ma place. On m’a souvent dit que j’étais fou, à commencer par mes parents. Cette folie n’a rien d’extraordinaire. Elle est répandue. Elle affecte simplement les gens qui ne font pas exactement ce que les autres font à leur place.
Ce n’est pas une folie clinique mais une folie relative au comportement dominant. On dit bien parfois « cet artiste est fou ». C’est de cette folie positive dont il s’agit avec les crapauds fous humains. À la fin des années 1970, les punks étaient fous. On ne les a pas internés, pas plus que les cyniques en Athènes.
La métaphore n’explique rien, c’est juste une illustration amusante et surtout pas de la sociobiologie. Contrairement à Wilson qui a étudié les fourmis avant de formuler la sociobiologie, Pierre de la Coste n’a pas étudié le comportement des crapauds avant d’écrire son article. Il a juste trouvé l’image amusante, imitant plutôt La Fontaine. Les crapauds ne sont fous qu’au regard de la majorité des crapauds qui se comportent autrement.
Comme dans mon prochain livre, encore hypothétique, je veux parler des gens qui changent de comportement (choisissent des banques éthiques, passent par des AMAP, développent un business dans l’esprit longue traîne…), j’ai trouvé amusant de reprendre la métaphore et de surnommer ces gens crapauds fous. Ça me paraît moins prétentieux que de les appeler pionniers ou novateurs ou quoi que ce soit d’autre. J’aurais pu aussi bien les appeler écureuils fous car leurs actions minuscules, quand elles se cumulent, peuvent engendrer de profonds changements dans le monde. J’imite Nicolas Taleb quand il parle des black swans pour parler des évènements hautement improbables.
Si j’ai un peu lu sur les crapauds, c’est pour connaître le fond biologique de la métaphore. Il se trouve d’ailleurs que Ulrich Sinsch m’a répondu et m’a expliqué qu’environ 10% des crapauds ne retournent pas à leur mare d’origine. Sans eux, effectivement, l’espèce serait en danger.
In fact, most toads return to their natal pond to breed as adults. However, a few to up to 10 % roam around and disperse from their natal area. These are the individuals which colonize new ponds and are responsible for the gene flow among neighbouring populations. So, their behavior is not crazy at all, but necessary to maintain genetic connections, and to amplify the area inhabited by toads. Imagine that the natal pond is destroyed for some reason, so local extinction could eliminate all philopatric individuals. However, the dispersers will not be affected by local extinction and found new populations.
La pertinence biologique de la métaphore n’implique pas qu’elle soit pertinente chez les hommes et cette pertinence n’a au fond aucune espèce d’importance. Il ne faut pas oublier que la métaphore a été créée pour décrire un comportement humain et surtout pas traiter des véritables crapauds. Moi j’observe le phénomène du crapaud fou chez les hommes. Qu’est-ce qu’un artiste sinon un crapaud fou ? Si Proust n’avait pas été un crapaud fou, il aurait écrit des romans à l’eau de rose comme ceux qui se vendaient de son temps. Ou même il n’aurait pas écrit du tout.
J’ai lu il y a quelques temps un article dans NewScientist qui montrait que beaucoup de scientifiques qui avaient fait des percées s’écartaient de la pensée dominante (c’est encore une fois la théorie de Kuhn). Wolfram est aujourd’hui l’exemple type du crapaud fou. On se fiche de savoir si sa folie fera histoire. Ça, c’est l’histoire qui nous le dira. C’est exactement comme quand un crapaud part plus ou moins au hasard explorer une direction inconnue. Trouvera-t-il une mare ? Il n’en sait rien, personne ne le sait avant d’avoir essayé. Quand je parle des crapauds fous je ne pense à rien de biologique mais juste à des hommes qui s’écartent un poil de la norme. J’aurais pu les appeler les serpents fous ou les cacatoès géniaux. Crapaud fou a au moins le mérite de relativiser les petits gestes que font chacun de ces hommes qui s’écartent de la norme (ce qu’on appelle aujourd’hui norme).