Dans notre imaginaire, transcender signifie souvent dépasser et englober. Le monde spirituel est sensé transcender le monde matériel. Cette conception de la transcendance convient à une vision du monde hiérarchique ou holarchique. Dans un monde, décentralisé, distribué, un monde en réseau, il faut repenser la transcendance.
De manière pragmatique, pour éviter le débat théologique, certains philosophes contemporains associent la transcendance à un phénomène émergeant. Mais là encore, l’émergence peut avoir deux interprétations.
Dans un système holarchique, l’émergence correspond à un changement de niveau structurel. Quand des hommes interagissent pour créer une société, la société émerge de leur interaction et cette société englobe ses composants individuels.
Dans un réseau, l’émergence se manifeste par de nouvelles connexions qui dessinent de nouvelles structures. Ces structures restent part du réseau, elles ne s’en arrachent pas.
Par exemple lorsque les oiseaux s’auto-organisent, la flotte qui émerge n’englobe pas les oiseaux. Elle ajoute une propriété à l’ensemble des oiseaux mais cette propriété n’est en rien supérieure à ce qui précédait.
Un observateur peut la juger supérieure, parce qu’il la trouvera magnifique, un autre inférieure parce qu’il y verra la négation de la liberté individuelle de chacun des oiseaux.
L’émergence a bien ajouté quelque chose mais elle n’a pas fait disparaître les individus, elle ne les a pas empêchés de vivre hors de la structure émergente et même de participer à d’autres structures.
L’émergence ajoute de la nouveauté mais cette nouveauté n’est pas forcément supérieure. D’ailleurs connaître sa position n’a aucun sens puisqu’on se place dans un système non-hiérarchique.
La vision holarchique ne me convient pas parce que je ne vois pas comment un niveau peut émerger du niveau inférieur. Est-ce une opération soudaine ? Est-elle instantanée ? Mais rien ne semble instantané dans l’univers. Cette émergence laisse en suspens trop de questions.
L’autre émergence, celle qui se produit dans les réseaux, celle que nous savons observer et reproduire, se traduit par une transition de phase. Il ne se passe rien puis brusquement nous voyons des structures nouvelles apparaître. C’est un peu comme si un arbre poussait très vite. Mais il ne pousse pas de nulle part. Nous voyons des racines et ses branches se développer et créer de nouveaux nœuds dans le réseau.
Cette émergence garde toujours un fil à la patte en quelque sorte. Elle reste tributaire de ses antécédents mais elle est, à ma connaissance, la seule dont nous ayons une petite compréhension.
L’émergence holarchique se joue dans le domaine du magique et du religieux. Elle est fort belle, elle nous a longtemps inspiré mais la nouvelle explique le monde tout aussi bien qu’elle, en faisant l’économie d’hypothèses supplémentaires.
Pourquoi faudrait-il de telles hypothèses ? Le monde n’est-il pas merveilleux ? Moi, il me comble. Je ne vois pas pourquoi je ferais l’enfant gâté et rêverais d’un jouet encore plus beau. Je suis grand. C’est à moi de me fabriquer mes jouets avec ce que j’ai.
Ouvrir la porte vers une sur-réalité, c’est ouvrir la porte à l’irresponsabilité. Au nom de ce que nous ne connaissons pas, au nom de l’inconnaissable, nous pouvons commettre des horreurs.
En fait, j’aime tant l’idée de transcendance que je crois que nous devons transcender notre idée même de transcendance. Avec les ordinateurs, avec les cartographies et les simulations qu’ils nous aident à réaliser, nous pouvons imaginer des formes de transcendance qui ne se résument pas à des sacs à patates qui contiennent d’autres sacs à patates.
Je me souviens m’être ainsi représenté le monde quand j’étais enfant. J’étais heureux, je croyais avoir compris alors que j’avais imaginé un schéma grossier. Notre cerveau n’est pas adapté à la complexité. Nous devons l’aider à l’appréhender avec des outils extérieurs. Ainsi nous commencerons à comprendre la transcendance qui se produit dans un monde dominé par l’interdépendance.