Faut-il contrôler la responsabilité ? C’est sensiblement la question que pose Corinne Lepage suite à La liberté pour sauver la planète. J’ai en partie répondu avec Je négligerais le pouvoir de l’argent. Plus précisément, Corinne Lepage se demande :
Pour que la responsabilité soit reconnue au niveau international, ne faut-il pas des règles et des tribunaux internationaux ?
C’est une question complexe à laquelle je vois deux réponses. La première, c’est les tribunaux, c’est une réponse que les anciens auraient pu proposer. Je ne fais qu’entrevoir la seconde et il faudrait lui consacrer un livre pour ne faire que l’effleurer. Je vais donc me contenter d’exposer mon intuition.
Comme je l’ai souvent expliqué, les systèmes auto-organisés sont les plus robustes, les plus en accord avec la nature, les plus aptes selon moi à résoudre nos nombreux problèmes sociétaux. Ces systèmes pour fonctionner ont besoin d’un jeu de règles fécondes, des règles en petit nombre qui peuvent évoluer mais qui, en même temps, sont difficiles à outrepasser (il faut laisser une faible marge de permissivité pour autoriser l’évolution).
Si la responsabilité corolaire de la liberté est l’une de ces règles comme je le crois, nous devons nous efforcer de la faire respecter. Nous devons inventer une justice de la responsabilité.
Comment punir celui qui pollue mon air, qui réduit ma liberté de respirer un air propre, qui nie ma liberté, m’incite moi-même à nier celle des autres, m’incite moi-même à l’irresponsabilité ?
La propagation de l’irresponsabilité est flagrante. J’entends toujours dire « À quoi bon protéger la planète en France puisque les Chinois polluent des centaines de fois plus que nous. » Je crois que nous devons commencer par donner l’exemple. La responsabilité elle aussi se propage. Par ailleurs, 50 % de la pollution générée en Chine est imputable à la consommation occidentale. Nous sommes donc les premiers responsables de pollution des autres.
Comment donc imaginer une justice universelle de la responsabilité ?
Tout d’abord une observation. La nécessité d’une justice universelle de la responsabilité n’implique pas la nécessité d’une gouvernance universelle. Les systèmes auto-organisés ne sont pas gouvernés même si des leaders peuvent les animer.
Une justice universelle n’a donc pas pour autant besoin d’un organe central qui d’ailleurs serait épouvantablement lourd à mettre en œuvre.
On peut imaginer une justice elle-même auto-organisée. Mais un problème se pose immédiatement. Qui fixe les quelques lois génératives de cette justice ?
Pour éviter la régression à l’infini, une boucle sans fin d’auto-organisation, il faut soit imposer par le haut un jeu initial de règles universelles, soit à petite échelle expérimenter des règles locales. Si elles s’avèrent efficaces, si les gens qui les acceptent s’en trouvent satisfaits, elles se propageront avec la responsabilité qu’elles favoriseront.
Internet s’est ainsi développé à partir de multiple initiatives locales. La justice universelle de la responsabilité environnementale pourrait faire de même.
À première vue, le passage en force par le haut semble capable de donner des résultats plus rapides que cette approche évolutive mais, dans un domaine où la liberté doit elle aussi-être favorisée, je doute de son efficacité. Dans un univers complexe, la ligne droite n’est pas le plus court chemin. Chacun de nous doit choisir la responsabilité… Ça prendra du temps mais ça marchera.
Si Tim Berner Lee avait créé le premier navigateur web avec l’intension de remplacer la presse, on lui aurait ri au nez et son invention aurait été méprisée. Il faut avancer pas à pas. Internet n’a pas été créé comme un media killer, il le devient peu à peu. Mais il apparaît comme la solution la plus foudroyante pour tuer la presse papier. Aucune attaque préméditée, dite rationnelle ou top-down, n’aurait été aussi redoutable.
Et qu’aurait-on dit à Time Berner Lee s’il avait affirmé que son navigateur règlerait les problèmes écologiques ?
La police environnementale hors de l’État
Supposons maintenant qu’à une échelle donnée nous nous imposions la responsabilité environnementale. Comment punir l’irresponsable ? C’est en gros le travail de la justice traditionnelle. Un voleur ou un assassin sont d’une certaine façon des irresponsables.
Qui dit punir, dit police. Qui dit police, dit État. Une justice universelle aurait donc besoin d’un État lui aussi universel, autrement dit d’une gouvernance mondiale.
Là encore nous pouvons imaginer une autre approche. L’irresponsable doit être confronté à la responsabilité des autres. « Si tu me forces à respirer l’air que tu pollues, je ne peux pas l’accepter. Je dois te dénoncer. J’en ai aujourd’hui les moyens avec internet et ces moyens ne vont que se multiplier. »
Cette dénonciation n’est pas de la délation car le dénonciateur est avant tout une victime. Quand je découvre dans un aliment un produit nocif, ou un produit tout simplement inutile, je me dois d’en avertir mes amis et tous les membres de mon réseau.
Responsables, ils sauront que faire, par exemple boycotter le produit décrié, donc punir immédiatement l’irresponsable sans qu’une police ou même un tribunal n’intervienne. Comme dans le cadre d’une justice traditionnelle, la peur de la punition agira aussi.
Ce système ne peut fonctionner que dans le cas d’un rapport de force en faveur des hommes conscients de leurs responsabilités. Il ne peut naître qu’à petite échelle et se généraliser. Il faut commencer par lutter contre les petits irresponsables avant de s’attaquer aux plus gros.
Il serait vain de vouloir faire changer de logique Monsanto ou Total avec une approche bottom-up. Dans la situation actuelle, il faut opposer à ces monstres d’autres monstres, c’est-à-dire des organismes aussi puissants qu’eux. C’est en gros la situation actuelle, une situation plutôt bloquée d’ailleurs.
Mais ne condamnons pas l’approche par le bas sous prétexte qu’elle est impuissante contre les gros. La progression de la responsabilité est en route. Le degré de responsabilisation augmente chez beaucoup de gens. Un de ces jours, un seuil sera franchi où les responsables seront les plus puissants que les irresponsables, même les plus gros.
En attendant, les lois contre les pollueurs peuvent favoriser la responsabilisation. Elles ne règleront pas tous les problèmes. Elles ne sont même pas la solution aux problèmes. Elles m’apparaissent comme les règles génératives primitives de la responsabilité environnementale. Comme lors d’un bootstrapping, elles disparaîtront une fois la responsabilité dominatrice. Le but est d’éviter la pollution a priori pas de punir les pollueurs.
Mais ces lois devenus inutiles ne disparaîtront pas si elles émanent d’une institution internationale. Je vois dans ces monstres centralisés un danger. Ces entités quasi autonomes une fois en place cherchent toujours à se perpétuer. Elles ne font alors qu’entraver le système et en bloquent l’auto-organisation.
Créer pour régler un problème elles sont incapables de s’auto-dissoudre une fois le problème résolu. Grosses entités créées pour lutter contre de grosses entités, elles chercheront à les préserver pour justifier leur existence.
En fait, les lois contre les pollueurs n’ont pas besoin d’être unifiées ou centralisées. Chacune impose sa contrainte et pousse dans son domaine d’application, dans sa région d’application, à la responsabilité.
Une des meilleures lois est aujourd’hui l’information. Quand tu sais les merdes que tu bouffes, tu deviens responsable et tu sanctionnes à ton échelle les irresponsables.
La responsabilité ne s’impose pas, elle se gagne.
C’est un long chemin mais il mène plus surement au but que la voie directe qui semble par trop évidente : une bonne loi universelle.
Nous avons besoin d’une prise de conscience universelle, pas d’une loi universelle.
Les lois mettent en œuvre l’éthique, elles ne la précèdent pas.
Nous devons construire une éthique universelle de la responsabilité environnementale. Nous devrions étudier les quelques peuples, souvent qualifiés de primitifs, qui ont développé une éthique de la responsabilité environnementale. Je pense aux indiens Koguis décrits par Éric Julien.
Comme par hasard ces sociétés étaient souvent non centralisées. L’autorité supérieure a tendance à déresponsabiliser car il y a transfert de la responsabilité vers le haut. Nous avons besoin de la ramener au niveau de chacun des pollueurs potentiels, c’est-à-dire chacun de nous.
Si les employés d’une entreprise qui pollue sont responsables cette entreprise ne polluera plus. Si au contraire l’entreprise affronte l’entité internationale, nous nous trouvons en situation de guerre où le plus puissant l’emporte, le plus puissant étant le plus riche… et le plus riche est souvent l’irresponsable qui s’enrichit en s’asseyant sur la liberté des autres.
L’irresponsabilité ne doit pas être monnayable. Or, si elle est du domaine d’une instance quelconque, elle le sera car cette instance sera achetable alors que nous tous, notre foule intelligente, ne l’est pas.