Une amie m’a envoyé un texte de Laurent Douzou au sujet de la démocratie sans vote inventée par les résistants entre 1940 et 1944. J’ai ainsi découvert un nouvel exemple de société auto-organisée, une société où l’auto-organisation s’est imposée en tant que condition nécessaire à la survie.
Comme la résistance œuvrait dans la clandestinité, subissait sans cesse des attaques, elle ne pouvait maintenir une organisation rigide. Comme un organisme, elle devait s’adapter, improviser et revoir sans cesse son maillage qui ne pouvait dépendre de quelques cellules en particulier. Toutes étaient interchangeables.
En réalité, ce n’était pas ce bel édifice que vous pouvez croire, c’était une faible toile d’araignée et nous, Pénélope infatigable, nous avons passé notre temps en circulant à bicyclette ou comme nous pouvions, à réparer cette toile d’araignée, à la rapetasser, à renouer les fils, à remettre des hommes là où ils étaient tombés, expliqua Pascal Copeau, un des chefs de la résistance, 30 ans après la Libération.
L’utilisation même du mot toile me frappe. Ces paroles pourraient être reprises pour décrire le travail de nombre d’entre-nous sur internet. Nous sommes typiquement dans le cas d’un réseau décentralisé et distribué dont la vitalité dépend de la densité des interconnexions.
Les historiens ont souvent retenu la résistance organisée, celle structurée, oubliant l’autre, celle du réseau, celle des hommes libres, celle sans qui rien n’aurait été possible des mots même d’un illustre résistant comme Copeau. Comme toujours, même après la charge de Tolstoï dans La Guerre et la Paix, les historiens ne sont pas capables de parler de la véritable histoire, celle qui se joue entre tous les hommes. Ils la schématisent, la transforment en une histoire, leur histoire, leur légende. Au passage, ils oblitèrent les mécanismes profonds qui animent nos sociétés.
Durant la guerre, le résistant devait être anonyme. On oublia souvent ses faits d’armes car il n’y avait pas de trace pour chacun des rapiéçages de la toile. Mais l’anonymat n’explique pas tout. Le grand nombre d’actions comme leur dispersion sur un vaste territoire interdit aussi leur narration. Les actions distribuées ne sont pas propices au storytelling. Est une raison pour croire qu’elles n’ont aucune importance historique ? Non, au contraire, elles font l’histoire.
À côté de cette résistance primordiale sans laquelle rien n’aurait été possible, se forma une résistance officielle. Nous nous en souvenons parce que ses têtes visibles se prêtèrent aux histoires. Toutefois ces leaders émergèrent naturellement sans aucun processus de sélection implicite. Ce phénomène me rappelle celui des Nant’an chez les Apaches. Mais les résistants, bien qu’auto-organisés, instituèrent une hiérarchie surabondante, comme si l’univers militaire dont ils étaient souvent étrangers déteignait sur eux.
Je crois que, si certains ont pu jouer un rôle de direction et tenir tous les fils en main, c’est parce que les noyaux fondateurs du mouvement étaient constitués d’amis, qui faisaient partie d’un même corps et pensaient de la même façon sur toute une série de plans, explique Jean-Pierre Vernant. Ces groupes d’amis avaient le sentiment d’être les égaux de leurs dirigeants et pouvaient ainsi accepter de les voir jouer ce rôle. Mais peut-être aussi ceux qui occupaient cette position ne pouvaient-ils la penser qu’en considérant les autres comme leurs égaux. Le problème est là : accepter d’avoir à la fois une position de dirigeant et des rapports d’égalité.
Ce dirigeant tel que le définit Vernant ressemble au leader dont je parle souvent et que j’oppose au manager. Dans une situation particulière, pendant un temps court, un homme peut apparaître mieux armé que d’autres (par son intelligence, son histoire, sa culture…). Mais cette supériorité ne saurait perdurer indéfiniment et se généraliser. Si c’est le cas, il s’agit d’une prise de pouvoir, d’un coup d’état. Le leader est généralement éphémère.
La clandestinité de notre action et de notre organisation n’a pas développé le sentiment d’obéissance aveugle à n’importe quels chefs, écrivit en 1943 Henri Fresnay. La discipline chez nous est faite de confiance et d’amitié. Il n’existe pas de subordination au sens militaire du terme. On ne saurait, et nous en avons fait maintes fois l’expérience, imposer un chef à un échelon de notre hiérarchie. […] Un chef de la résistance doit être accepté joyeusement par ceux-là mêmes qu’il est appelé à commander.
Reste à savoir si la résistance aurait pu se passer de cette structure hiérarchique greffée sur la structure décentralisée ? Pour l’auteur de l’article assurément non. Pour lui, toute organisation est inévitablement confronté à des tentatives d’accaparement du pouvoir, fait que je ne conteste pas.
Il n’est pas d’organisation politique qui puisse fonctionner durablement sans qu’une hiérarchie la structure, écrit-il. De plus, sans un représentant d’envergure, une organisation est marginalisée […].
Mais sur ce point, quant à cette idée reçue, je ne peux être d’accord. Je crois même qu’une organisation politique ne peut être durable qu’en l’absence de hiérarchie. Il me semble que plus les hiérarchies sont rigides moins elles durent, souvent d’ailleurs abattues par de nouvelles hiérarchies.