Le soir du 7 juillet 1730, le bourreau de Saint-Paul de La Réunion pendit Olivier Le Vasseur dit La Buse. Six ans plus tôt, le dernier des pirates s’était pourtant repenti et avait été amnistié. De quoi l’accusait-on alors ? Pourquoi un esclavagiste sanguinaire était-il allé cueillir le pirate à Madagascar où il vivait misérablement ? Les actes du procès ayant disparu, personne ne connait les dessous de cette histoire. Une légende évoque le trésor de La Buse, caché quelque part à La Réunion. On aurait voulu faire parler le forban. Il aurait jeté une carte à la foule venue le voir agoniser.
Je rêve d’une autre explication, encore plus romanesque. À la fin, du XVIIe siècle, les pirates fondèrent la colonie de Libertaria à Madagascar. Ils y affranchirent les esclaves, y acceptèrent les colons comme les natifs et y instaurèrent une démocratie aux mandats de courte durée (j’ai découvert cette histoire en lisant Hakim Bey).
Selon la légende, encore une fois, cette communauté survécut 25 ans avant d’être abattue par les Britanniques et les Portugais. J’imagine que les survivants auraient pu perpétuer la tradition démocratique et que, quelques années plus tard, La Buse aurait pu se joindre à eux. On l’aurait alors pourchassé parce qu’il ne vivait pas comme tout le monde, sous le joug d’une autorité inflexible.
Je fabule mais la vie insulaire n’était-elle pas propice aux expériences politiques ? Coupés du reste du monde, les insulaires pouvaient y expérimenter de nouvelles façons de vivre ensemble. L’innovation s’exacerbe toujours loin du pouvoir central.
Quand j’ai appris que, à 9 500 km de Paris, Saint-Paul de La Réunion était aujourd’hui à l’avant-garde de la démocratie participative, je n’ai pas été surpris. Il coule peut-être encore dans le sang de ses habitants celui des pirates utopistes de Libertaria.
Mais les utopies du XVIIe siècle deviennent peu à peu la réalité du XXIe siècle. La démocratie participative, ce droit pour tous de participer aux décisions qui régissent la vie de la cité, gagne de jour en jour du terrain. Cette progression n’est pas poussée par une idéologie mais par la nécessité.
- Nous vivons dans un monde où le pouvoir de quelques uns n’est plus adapté aux enjeux complexes auxquels nous faisons face (écologiques, sociaux, économiques…). Dans Le peuple des connecteurs, j’ai évoqué les chauffeurs d’une cimenterie mexicaine qui en s’auto-organisant réussissent à livrer 98 % du temps à l’heure alors qu’en obéissant à leur chef il ne réussissait que 35 % du temps. Ce n’est qu’un exemple parmi des centaines d’autres.
- L’auto-organisation est au cœur de la démocratie participative. Les citoyens cherchent ensemble des solutions et décident ensemble en se concertant. Les élus ne sont plus alors des chefs mais des facilitateurs. Ils aident à ce que les choses se fassent et distillent leur vision, donnent le cap. Ils ne sont plus des managers mais des leaders.
- Pour beaucoup de gens, cette idée de la démocratie participative, cette auto-organisation, est utopique, un vieux rêve de pirate. Parfois, vous autres citoyens participants de Saint-Paul, devez vous sentir seuls. Je voudrais vous rassurer : vous faites quelque chose de profondément naturel. Personne n’a décidé que l’évolution irait dans un sens ou dans un autre. Elle y est allée. De même aucun oiseau en chef ne décide l’ordre des oiseaux dans une formation de vol en V, les oiseaux s’auto-organisent en suivant quelques règles sélectionnées par l’évolution. Dans le cadre de la démocratie participative, ces règles sont sélectionnées par l’expérience, notamment celle du leader.
- Mais nous ne sommes pas des oiseaux direz-vous, c’est vrai. Alors nos villes ne sont-elles pas auto-organisées ? Aujourd’hui, nous avons des municipalités qui donnent le cap et qui planifient le développement. Mais elles ne peuvent déjà pas gérer tous les détails, nombres de petites choses du quotidien sont auto-organisées : le trafic routier dès qu’il n’y a pas de feu, les piétons sur les trottoirs, la vie des quartiers, leur ambiance, leur âme… Si on regarde une ville à travers les siècles, on découvre que son évolution n’est pas commandée et que pourtant la ville échappe à l’anarchie et maintient son organisation, tout comme un organisme vivant.
- Développer la démocratie participative constitue une sorte de retour à la nature, un retour aux mécanismes les plus intimes de la vie. C’est difficile car en occident nous nous en sommes éloignés à force de trop rationnaliser et trop classifier, au passage nous avons pollué, nous avons négligé la nature. Maintenant, si nous voulons vivre en harmonie avec elle, nous devons adopter le modèle participatif, l’auto-organisation pondérée par l’expérience. Cette démocratie est la véritable démocratie. Elle n’a jamais encore était appliquée à vaste échelle.
- Jamais : pas tout à fait ! Si dans le domaine politique, Saint-Paul peut se targuer d’être à l’avant-garde du participatif, dans le domaine économique, le participatif est en route depuis la fin des années 1960. Dee Hock en fit la clé de voûte de Visa Internationnal. Internet est purement auto-organisé : il n’y a pas de président d’internet, pas d’assemblée législative, pas même d’élection…
- En 1995, cette organisation était encore incompréhensible pour beaucoup de gens. Comment un tel truc pouvait-il fonctionner se demandaient-ils ? Un jour, Dave Garrison, alors CEO de Netcom, vint à Paris rencontrer des financiers. Un de nos riches banquiers qui ne savait pas face à qui il se trouvait lui demanda qui était le Président d’internet. Devant son insistance, pour le rassurer, Dave lâcha par dépit qu’il était ce président. Deux mondes étrangers étaient en train de se rencontrer.
- Nous inventons en ce moment même de nouveaux modes d’organisation. Nous tâtonnons encore mais nous apprenons vite, en même temps nous créons les outils de communication qui faciliteront l’auto-organisation. Comme les chauffeurs de la cimenterie mexicaine, nous avons besoin de pouvoir dialoguer les uns avec les autres de façon simple et presque continue pour nous auto-organiser efficacement.
- À Saint-Paul, vous participez à cette révolution. Je viens à votre rencontre pour apprendre de vous plus que pour vous apprendre. Je suis un théoricien, vous êtes des praticiens. Dans notre monde complexe, il n’y a qu’une méthode qui marche : l’essai et l’erreur. Tout ne peut pas fonctionner du premier coup mais une chose est sûre : nous nous lançons dans la seule direction possible pour assurer la survie de votre civilisation, faire marche-arrière est impensable.
J’ai écrit ce texte comme brouillon préparatoire d’une conférence que je donnerai le 28 novembre à Saint-Paul de la Réunion, à l’invitation d’Alain Bénard maire de la commune.