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À Marseille, lors des rencontres hackulturation, le philosophe Patrice Maniglier m’a fait une objection.

Tu avances toujours que l’organisation en réseau, opposée par toi à l’organisation pyramidale, suffirait à changer la société. Mais l’objet compte peu par rapport à son usage.

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Tous les directeurs marketing savent que le produit fait l’usage. Ils réussissent à mettre sur le marché des produits dont personne n’a l’usage et qui vont engendrer un usage.

Prenez un marteau, on peut imaginer un certain nombre d’usages. Le marteau contient en lui-même ses usages possibles. Il y a ce que nous pouvons faire avec et ne pas faire. Par exemple, on ne peut pas visser avec un marteau (à moins d’être un tordu ou un artiste).

Il y a un objet plus intéressant qui règle le problème il me semble : le cerveau. Cet objet va jusqu’à se poser des questions étranges sur lui-même. C’est un objet qui s’use lui-même. Pour moi, le cerveau et le corps qui le porte constituent ce que nous sommes. Ce couple définit ses propres usages. Si l’objet n’existait pas, il n’y aurait pas d’usage. Si l’objet n’était pas tel qu’il est, les usages seraient autres.

Maintenant, il est sûr qu’affirmer de but en blanc que le réseau change tout est un peu simpliste. Je n’ai jamais défendu cette thèse. J’ai souvent discuté des différentes topologies de réseau et de leurs particularités, notamment dans Le peuple des connecteurs. Par exemple, certains réseaux décentralisés et hautement distribués ont quelques particularités remarquables : faible degré de séparation entre les nœuds, adaptabilité, résistance… qui leur donnent pas mal d’avantages sur les structures pyramidales... cela dans le contexte historique actuel.

Si la société humaine penche vers une organisation en réseau, elle profitera des avantages de cette structure. Une telle organisation implique des usages : le pair à pair par exemple. Sur internet, nous voyons exploser le P2P, version technique du pair à pair. La structure même du réseau pousse en ce sens.

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Il ne s’agit pas de dire que le réseau est la panacée à tous nos maux. Il ne suffira pas d’organiser la société en réseau pour vivre dans un monde meilleur. Je crois simplement que ce monde sera plus durable qu’un monde pyramidal trop dispendieux en énergie de toute nature.

Un réseau distribué est robuste mais pas immortel. Notre cerveau dépend du cœur. Il a des points névralgiques. Internet est beaucoup plus résistant car il ne dépend pas d’une source énergétique unique mais cette résistance ne protège pas internet de tous les maux. La structure de pair à pair facilite la propagation des virus par exemple. Une structure pyramidale résiste mieux car elle est plus cloisonnée.

Une structure en réseau en facilitant la communication horizontale, donc la liberté d’expression, facilite aussi quelques modalités terroristes. C’est le prix à payer. Si l’évolution n’avait pas couru ce risque, nous ne serions pas là.

Une simple possibilité comme le P2P, la disparition de la nécessité d’un tiers, implique le retrait de l’État. C’est tout simplement logique. Cet usage ne s’est pas imposé mais il s’imposera.

Nos usages ne font pas internet, internet se laisse user de certaines façons, tout comme notre cerveau. En disant cela, je ne défends aucun déterminisme car l’objet peut s’affecter lui-même. Nous pouvons nous transformer comme transformer internet. Objet et usage sont pris dans une boucle de feedback positif. Les séparer n’a aucun sens.

Patrice m’a fait remarquer qu’un État centralisé pouvait contrôler un réseau. Il lui suffit d’opprimer une petite communauté pour terroriser l’ensemble des usagers.

C’est une possibilité théorique. Dans la pratique, je ne crois pas qu’elle soit applicable. Cette tactique a été adoptée pour lutter contre le téléchargement illicite. La courbe d’évolution du trafic P2P montre qu’elles n’ont eut aucun effet.

Patrice m’a dit que les États n’avaient aucun intérêt à aller au clash sur ce sujet. D’accord mais alors nous sommes de plus en plus dans le théorique. Il ne faut pas oublier que les communautés internet ne sont pas localisées. Un État ne peut pas grand-chose contre elles (même s’il peut beaucoup contre des individus isolés). Il faudrait des mesures répressives planétaires pour impacter le réseau… et encore.

Dans leurs luttes contre les réseaux modernes, les États ont toujours perdu. Ils ont perdu la bataille du téléchargement, la bataille contre Al-Qaïda, ils perdront celle du droit d’auteur…

La complexité du réseau est telle qu’une puissance concentrée aura du mal à la circonscrire. Je vois deux possibilités toutefois.

  1. Centraliser le réseau. C’est malheureusement ce qui se passe avec Google, Second Life, Facebook, Wikipedia… En laissant apparaître sur internet des super nœuds, nous affaiblissons le réseau car il suffit de prendre le contrôle de ces nœuds pour commander à une bonne part du réseau. Par chance, la communauté Open Source maintient des relations alternatives qui laissent un « autre web » très vivant.
  2. Décentraliser l’État. Soit on transforme son ennemi en soi-même, soit on se transforme en son ennemi. Cette seconde stratégie est sans doute aujourd’hui la seule possible. Je la souhaite de tout cœur car l’État en se métamorphosant nous fera basculer de la société pyramidale à la société de pair à pair.