« Trop d’information tue l’information. » On entend souvent cette critique au sujet d’internet, notamment dans les médias traditionnels. Les blogs et autres cites citoyens engendreraient de la confusion plus qu’autre chose.
L’absence de tri a priori n’est pas un handicap pour le citoyen mais au contraire, en théorie tout au moins, une garantie qu’il peut se forger lui-même ses propres opinions.
Si donc trop d’information ne tue plus l’information, on peut se demander, en revanche, si s’informer présente un quelconque intérêt. Par s’informer, j’entends lire la presse, écouter la radio ou suivre les journaux télévisés. En d’autres mots, la consommation de nouvelles, outre nous divertir, nous sert-elle à quelque chose ? Ne risque-t-elle-même pas de nous desservir ?
Telle est en tous cas mon opinion et celle de Nassim Nicholas Taleb qui argumente cette idée au fil de The Back Swan. Je voudrais reprendre certains de ses arguments tout en les mixant avec les miens.
- Taleb commence par expliquer que depuis qu’il ne s’informe plus, il a trouvé le temps lire des dizaines de livres supplémentaires chaque année. Renoncer à s’informer permet de mieux se cultiver. Mais l’information, en plus de nous divertir, ne nous donne-t-elle pas la culture du présent ? Taleb démontre le contraire. Il affirme même que « reading the newspaper actually decrease your knowledge of the world. »
- Je n’ai jamais lu les journaux et j’ai eu la télé jusqu’à ce que je déménage à Londres en 2000. Je ne me suis pas alors senti pour autant coupé du monde, je me suis simplement détaché d’un certain bruit de fond. J’ai constaté que les nouvelles saillantes, celles qui façonnent notre conscience collective, m’arrivaient tout de même. Je n’ai pas manqué 9/11 ni le tsunami asiatique, même si j’ai peut-être reçu l’information en léger différé.
- Se couper totalement de l’information est impossible car nous baignons dans l’information. Comme nous pouvons nous informer par osmose, je ne vois pas pourquoi j’y consacrerais une partie de mon temps de conscience.
- En temps que connecteur, je suis informé avant tout par les membres de mon réseau. J’en reviens à la forme d’information traditionnelle. Je croise un ami et il me dit « tiens, tu sais… » Ça marche très bien et d’autant mieux à l’âge d’internet.
- J’en reviens aux arguments de fond de Taleb. En se référant à de nombreuses études neurologiques, il montre que nous cherchons toujours une explication aux évènements. Par exemple, il paraît que l’assassinat de l’archiduc Ferdinand provoqua la première guerre mondiale. Les journalistes tombent toujours dans ce piège. Ils racontent donc des histoires qui n’ont souvent aucun rapport avec la complexité des faits. Si leurs histoires peuvent nous divertir, elles ne nous apprennent rien sur le monde.
- Ainsi les journalistes, dès qu’ils découvrent un fait, tentent de l’interpréter quitte à, une heure plus tard, proposer une nouvelle interprétation. Les news ne sont qu’une succession continuelle de supputations.
- Les journalistes donnent la parole à des experts, presque toujours les mêmes, qui, en fait, ne défendent que leur point de vue et qui, à leur tour, livrent des interprétations. Le recours aux experts est un moyen d’imposer au public une vision de la réalité comme s’il n’existait qu’une réalité. Taleb dénonce l’essentialisme platonicien duquel nous sommes incapables de nous extraire. Les informations tentent de décrire une réalité en soi qui n’existe pas.
- Par-dessus tout, en réduisant la complexité, en catégorisant, les journalistes refusent d’admettre le hasard. Ils le nient systématiquement en inventant des causalités. Il suffit de les voir commenter les fluctuations boursières. Tous les médias ne cherchent qu’à dissimuler l’aspect profondément aléatoire de notre monde. Ils nous désinforment. Pire, ils ne nous préparent pas aux black swans, ces surgissements de l’imprévisible.
- Taleb, qui travailla longtemps dans la finance, explique que les chauffeurs de taxi sont aussi capables de prévoir l’avenir que n’importe quel analyste. Les journalistes se complaisent pourtant à nous parler d’un demain dont ils n’ont pas idée. Pour ma part, je préfère lire de bons auteurs de science fiction.
- Par goût pour les anecdotes et les drames, les journalistes s’intéressent toujours à ce qui se voit. Taleb donne un exemple qui m’a frappé. Les attentats de 9/11 ont causé 2 500 victimes aux États-Unis. Tout a été dit à leur sujet et au sujet de la détresse de leurs familles. Pendant ce temps, beaucoup d’autres Américains, effrayés de prendre l’avion, se déplacèrent en voiture. Dans les trois mois qui suivirent, les services de sécurité routière enregistrèrent 1 000 morts supplémentaires. On peut ainsi projeter que, dans le monde, les attentats provoquèrent plus de victimes indirectes que directes mais les médias n’en parlèrent pas.
- Ce qui brille attire l’attention mais l’essentiel, ce dont ne parlent pas les médias, se passe ailleurs. Problème : quand on consacre son temps à se préoccuper de ce qui brille, on n’a pas le temps de s’intéresser au reste. Taleb parle longuement des « évidences silencieuses ».
- Les recoupements entre les informations diffusées par les médias sont si importants que plus nous les consultons moins nous apprenons de choses, dit Taleb. J’ai été pris dans ce piège lors de la présidentielle 2007. Taleb explique que, pour un investisseur, il n’y a rien de pire que de lire comme les autres car on agit alors comme eux… mais trop tard.
- Comme tous le monde consulte les mêmes informations, ou plutôt désinformations, tous le monde dispose du même arsenal pour évaluer la réalité et y agir. Outre de se faire une mauvaise idée du monde, par exemple exagérer les problèmes sécuritaires, les gens ainsi à égalité n’ont aucun avantage concurrentiel sur leurs semblables.
- Celui qui ne s’informe pas mais, au contraire, se cultive valorise ses différences plutôt que ses similitudes. Je préfère discuter avec quelqu’un qui ne sait pas les mêmes choses que moi. Au minimum, nous nous apprenons de petites choses. Combien de soirées entre amis sont d’une tristesse épouvantable parce que tous lisent les mêmes journaux et regardent les mêmes séries TV ?
Cette liste pourrait s’étendre presque infiniment. Taleb ne cesse de donner des raisons, souvent mathématiques, pour ne plus s’informer mais préférer se cultiver.
Pour lui, aligner des faits et les lier par des histoires ne nous aide en rien. Il n’y a pas de « pourquoi » mais juste des « comment » et pour les découvrir il faut, comme les scientifiques, se livrer à des expérimentations. Se cultiver serait l’art de partager des expériences.
PS : The Back Swan est dans la liste des bestsellers du New York Time. Vous imaginez en France un tel succès pour un livre de mathématicien ? Je crois que nous sommes en train de perdre tout goût pour la science.