Je donne une conférence à Genève le 14, le lendemain j’assiste à Crans Montana au WKD, puis le 16 je file à Fribourg pour donner une conférence sur Matrix à l’occasion d’un festival de philosophie. Ça me sortira de la politique. A/ J’ai vu Matrix en 1999, à Sète, un soir de semaine, j’étais avec un ami, je crois qu’on était seuls dans la salle. Du coup, on a discuté pendant la projection. On s’est dit que les jeunes aimaient le film par son côté pseudo intello. Vivons-nous ou non dans la réalité ? Et s’il y avait une autre réalité ? C’était ni plus ni moins des questions platoniciennes, une vulgarisation amusante de la métaphore de la caverne. Pour nous, il n’y avait aucun mystère. Le thème était vieux comme le monde.
J’ai revu deux fois Matrix depuis et mon opinion n’a pas beaucoup changé. Je suis désolé. Je ne suis pas un fanatique du film, mes goûts cinématographiques me font pencher vers Tarkovski ou Antonioni plus que vers les frères Wachowski.
Pour autant, les questions soulevées par leur film ne sont pas intéressantes, au contraire, elles le sont comme nombres de questions posées par les auteurs de SF. Je suis d’accord avec Marvin Minsky quand il dit :
Je les considère [les auteurs de SF] comme des penseurs. Ils essaient de mesurer les conséquences et les applications de la technologie le plus finement possible. Dans quelques siècles, Isaac Asimov et Fred Pohl seront peut-être considérés comme les plus importants philosophes du XXe siècle, et les philosophes professionnels seront pratiquement oubliés, parce qu’ils sont superficiels et dans l’erreur, et que leurs idées ne sont pas très fécondes.
B/ Même si je ne suis pas un spécialiste de Matrix, je vais donner ma version du film. Les humains, emprisonnés et transformés en centrale énergétique, sont plongés dans une réalité fictive projetée directement dans leur cerveau. Il se trouve que cette réalité, la matrice, est celle où nous-mêmes avons l’impression de vivre.
En 1641, Descartes a imaginé exactement la même situation quand il s’est demandé si un démon pourrait berner nos sens et nous donner l’illusion de vivre dans un autre monde le nôtre. Pour Descartes, le démon peut nous tromper sur la réalité mais pas sur le fait que nous sommes en vie.
Cogito ergo sum.
En 1991, dans le prélude de La conscience expliquée, Daniel Dennett a essayé de montrer que cette prouesse technologique est impossible. Pour simuler la réalité, il faudrait trop de puissance de calcul, une puissance quasi infinie. S’il a raison, Matrix n’est qu’un délire.
C/ En fait, je crois que Dennett se trompe, simuler un monde est possible. Nous savons déjà simuler des mondes miniatures qui nous permettent de faire de la physique ultrafondamentale. Le plus connu de ces mondes est Le jeu de la vie. J’en ai beaucoup parlé dans Le peuple des connecteurs.
D/ Certaines configurations du jeu de la vie conduisent à des évolutions fascinantes. Il suffit de les regarder pour comprendre ce qu’est une simulation, pour comprendre comment des bribes de vie peuvent s’y manifester.
E/ Le jeu de la vie n’est pas une simulation assez complexe pour que des êtres complexes y apparaissent, encore moins des créatures conscientes qu’on appelle sim depuis que Will Wright a sorti son jeu SimCity. Ces jeux nous donnent toutefois l’intuition que nous pouvons aller plus loin.
F/ Plus loin, ça veut dire quoi. Pour que la simulation soit réaliste, il faut qu’elle soit peuplée d’êtres conscients avec qui nous pourrions interagir, il faut donc déjà commencer par simuler les capacités cognitives humaines. Est-ce possible ? J’ai plusieurs raisons de croire que oui.
- Nous sommes conscients. Nous avons donc la preuve qu’une machinerie biologique est capable d’engendrer la conscience.
- D’autres supports peuvent-ils engendrer la conscience ? Pour l’instant, nous n’en avons pas la preuve mais il me paraît prétentieux de croire que nous sommes la seule solution.
- Au cours de notre évolution culturelle, nous n’avons cessé d’externaliser les fonctions propres à l’homme. Après la mémoire mise dans les livres, la puissance de calcul mise dans les ordinateurs, nous mettrons sans doute aussi la pensée dans une machine. Pourquoi cette évolution s’arrêterait-elle ? Si nous sommes des machines, nous serons capables de créer des machines à notre image. Elles se lanceront à leur tour dans un nouveau processus d’externalisation qui engendrera des technologies que nous ne pouvons même pas imaginer. Peut-être créeront-elles la matrice.
G/ Une technologie numérique sera-t-elle capable d’engendrer une conscience ? Là encore, c’est très probable. L’essence de notre cerveau est semble-t-il de manipuler de l’information. Comme c’est aussi la spécialité des ordinateurs, ils deviendront sans doute conscients à leur tour. Quand ?
La puissance de traitement du cerveau peut être grossièrement estimée en multipliant le nombre de neurones (1011) par leur nombre moyen de connexions (105) par leur nombre d’états par seconde (102), soit 1018 opérations élémentaires par seconde. En comptabilisant d’éventuelles structures inconnues ou encore incomprises, telles les mille milliards de cellules gliales, on ajoute peut-être quelques ordres de magnitude à la puissance totale du cerveau.
H/ L’ordinateur le plus puissant est aujourd’hui le Blue Gene d’IBM avec une puissance de 280 téraflops (million de millions d’opérations par seconde sur des nombres à virgule – floating-point operations per second). La traduction des flops en opérations élémentaires sur des bits dépend de l’architecture de l’ordinateur sur lequel s’effectue la mesure. Par exemple, une multiplication demande en moyenne 50 instructions. Si elle s’exécute sur des mots de 8 bits, 1 flops = 400 opérations par seconde ; sur des nombres de 128 bits, comme c’est le cas avec Blue Gene, 1 flops = 6400 opérations par secondes. Blue Gene dispose donc d’une puissance théorique d’environ 1,7 1018 opérations élémentaires par seconde.
Si les opérations dans le cerveau pouvaient être assimilées à des opérations binaires, Blue Gene serait déjà 1,7 fois plus puissant qu’un cerveau humain. Mais ce n’est pas aussi simple. Le cerveau humain n’étant pas binaire, un ordinateur doit, pour en reproduire le fonctionnement, simuler un réseau de neurones, ce qui consomme beaucoup de puissance.
Un cerveau humain n’est toutefois pas optimisé. Comme nous savons déjà simuler certains modules du cerveau, par exemple celui qui règle le contraste dans la rétine, nous pouvons en déduire la puissance nécessaire pour simuler la totalité du cerveau. En appliquant une simple règle de trois entre le nombre de neurones du module rétinien et le nombre total de neurones dans le cerveau, Hans Moravec déduit la puissance totale du cerveau, soit environ 1014 opérations élémentaires par seconde.
I/ La puissance d’un cerveau humain est donc plus ou moins à notre portée. Si nos technologies restent sur leur courbe actuelle de croissance exponentielle, en 2025 une machine de 1000 euros aura la puissance d’un cerveau humain. En 2050, une machine de la taille d’un paquet de cigarette aura la puissance de tous les cerveaux humains.
Simuler tous les cerveaux d’une civilisation sera donc bientôt possible. Il faudra alors plonger ces cerveaux dans un monde réaliste. Pour simuler notre monde tel que nous le percevons, il faudrait 1036 opérations par seconde estime Nick Bostrom.
Eric Drexler a montré qu’un ordinateur de la taille d’un sucre pouvait théoriquement effectuer 1021 opérations élémentaires par seconde, soit simuler mille cerveaux humains. Un ordinateur de la taille de Jupiter pourrait effectuer 1049 flops, soit simuler des milliards de milliards de civilisations. En gros, un ordinateur de la taille de la Lune pourrait simuler une civilisation comme la notre en donnant l’illusion aux habitants d’un système planétaire de vivre dans un univers comme le nôtre.
J/ Nick Bostrom se demande alors si des civilisations, qu’il appelle posthumaines, s’amuseront à simuler d’autres civilisations.
De deux choses l’une, soit ce type de simulation est physiquement impossible (nos calculs précédents contredisent en partie ce point), voire moralement impossible pour une civilisation avancée, ou dénué d’intérêt, soit il est possible et présente un intérêt (sans doute ludique ou artistique).
- Dans le premier cas, nous vivons nécessairement dans un univers « réel » puisque personne n’a pu nous simuler.
- Dans le second cas, chaque civilisation posthumaine « réelle » peut en engendrer un grand nombre de virtuelles. Du coup, la probabilité est très forte pour qu’une civilisation donnée soit virtuelle. Et, pour peu que les civilisations simulées puissent à leur tour exécuter d’autres simulations, cette probabilité augmente vertigineusement.
Donc, si nous nous croyons à terme capables de simuler des civilisations, nous devons supposer que nous vivons probablement dans une simulation. Dans ce cas, il ne serait pas surprenant, comme le pense Stephen Wolfram, que la loi ultime régissant notre univers se limite à quelques lignes de programme. Et nous vivrions donc dans une matrice.
K/ Ce raisonnement m’a toujours mis mal à l’aise. Je suis profondément athée mais, au fond de moi, je suis persuadé de la possibilité de créer des matrices. Dans ce cas, je suis bien forcé de croire en Dieu, puisque la matrice est l’œuvre de quelqu’un et que nous vivons très probablement dans une matrice.
Comment est-ce que je m’en sors ? Pas très bien je dois avouer.
- Nous appartenons peut-être au monde qui contient tous les autres. Mais cette première voie de sortie est trop prétentieuse. Il faut trouver autre chose.
- Une simulation de civilisation est trop complexe pour être contrôlée, elle échappe nécessairement à son Dieu. C’est la situation dans Matrix, c’est la situation que rencontrent tous les jours avec les hommes politiques.
- Dans la simulation, Dieu est simplement le géniteur. Après, il devient spectateur. Au plus, il peut commettre quelques miracles, rien de bien extraordinaire.
- Qu’un tel Dieu existe ou n’existe pas pour nous ne change donc rien.
- Et si Dieu existe, il n’est pas central, il n’y a pas de centre à quoi que ce soit (sauf dans l’esprit des hommes qui se cherchent des chefs, des rois, des dieux...).
L/ Alors matrice ou pas matrice ? Tout programme informatique a tendance à buguer. Si nous vivons dans une simulation, il faudrait trouver un bug, ce qui reviendrait à trouver des lois physiques qui défaillent.
Dans Matrix, l’oracle est un bug. Elle possède des informations extérieures à la simulation, qui datent même de simulations plus anciennes. En fait, si j’ai bien compris Matrix, l’histoire se joue à deux niveaux :
- Dieu fait tourner des simulations où des hommes et des machines s’affrontent. Chaque fois, l’histoire se termine mal. Mais l’oracle finit par touver une solution, elle crée un virus qui doit prendre le pouvoir chez les machines.
- Dans la simulation, les machines ont plongé les hommes dans un univers virtuel, la matrice, pour abuser de leur énergie. Les hommes peuvent être débranchés. Coupés de l’illusion, ils retrouvent alors la réalité, celle des derniers hommes qui résistent contre les machines. C’est l’histoire de Néo.
Je n’aime pas cette seconde histoire. Elle sous-entend que nous même ne vivons pas dans la réalité. Pour moi, il n’y a qu’une réalité. On ne peut pas en sortir, il faut faire avec, ici et maintenant. Si nous sommes des sims, la simulation est notre univers. Nous n’avons pas moyen de nous débrancher. Tout au plus pouvons-nous essayer d’envoyer des signaux à Dieu. Mais qu’il nous entende ou pas, ça ne change rien.