Hier soir, j’ai dîné avec des amis anglais. Ils ont voulu que je leur résume Le peuple des connecteurs. En parlant en anglais, je n’ai pas d’autre choix que de simplifier parce que sinon je ne m’en sors pas. J’ai juste choisi de discuter de la complexité croissante et de ses conséquences.
Pour décrire la complexité, je donne souvent l’exemple de la chaîne alimentaire dans l’atlantique nord. Nous traçons les uns avec les autres et avec toutes les choses de l’univers un schéma encore plus complexe. Lorsque nous agissons en un point de la chaîne personne n’est capable de dire ce qui se produira ailleurs. Pour cette raison, il s’avère, par exemple, presque impossible de sauver les cabillauds en cours d’extinction dans l’Atlantique Nord.
J’en déduis que face à cette complexité, il faut être fou pour exercer le pouvoir. Mes amis anglais m’ont dit que je me trompais nécessairement car sinon nous n’aurions plus aucun moyen d’agir. Ils ont dit que nous devions faire confiance à de grandes directives. J’ai demandé qui était assez malin pour écrire les fameuses directives ? Ils m’ont dit les experts ?
Mais qui est assez malin pour nommer les experts, puis ceux qui nomment les nommeurs d’experts ? Cette régression peut se prolonger à l’infini. Ça signifie que les experts se nomment eux-mêmes, par une sorte de coup d’état, ou par le truchement des élus, ce qui ne leur donne pas plus de légitimité en regard de leur aptitude à agir sur la complexité.
Les experts forment une caste. Ils pensent qu’il faut des experts. Jusque là, c’est assez logique. Plus étrange, c’est de voir des gens qui ne seront jamais experts dire qu’il faut des experts. Si vous n’êtes pas un expert comment pouvez-vous juger les recommandations d’un expert ? Vous ne le pouvez pas à moins de recourir à un autre expert. Et les experts l’ont bien compris : ils jargonnent le plus possible pour nous empêcher de comprendre ce qu’ils disent.
Il n’est pas alors surprenant de voir les politiciens au pouvoir s’accoquiner avec les experts. Ils les emploient pour justifier leurs décisions qui ne sont jamais justifiables. Les politiciens apprécient d’autant plus les experts qu’ils raisonnent comme eux. Les politiciens sont sûrs qu’il faut des politiciens. Ils sont si convaincants qu’ils persuadent beaucoup de gens de ce mensonge.
Mes amis anglais ont essayé de me recadrer. Comment agir m’ont-ils demandé ? Je suis revenu à mon histoire de chaîne alimentaire. Plutôt que d’essayer de trouver une mesure qui sauvera partout dans le monde les cabillauds, nous devons faire des expériences en divers endroits, comparer les résultats, partir sur les pistes les plus prometteuses, les mettre en concurrence et toujours expérimenter de nouvelles solutions. Nous devons agir localement.
Pour gagner un peu de temps, pour écarter les solutions les plus malheureuses, nous devons construire des simulations numériques et expérimenter sur nos ordinateurs. Nous n’obtenons pas de réponse certaines mais nous be connaissions pas de meilleure méthode pour jouer avec la complexité sans créer de catastrophe.
Je trouve intéressant que nous ayons découvert la complexité en même temps que l’outil pour la manipuler : l’ordinateur. C’est la véritable révolution de notre temps. Nous découvrons un monde nouveau grâce à un outil nouveau.
Un gouvernement n’est-il pas global par essence ? Les gens qui l’atteignent foncent vers lui avec des idées simples en tête. Comment pourraient-ils une fois au pouvoir se montrer ouverts et attentifs aux propositions de leurs adversaires ? Non pas pour en choisir une, mais pour toutes les essayer et les mettre en concurrence. Un pouvoir qui se livrerait à la méthode de l’essai et de l’erreur serait-il encore un pouvoir ?
Mes amis anglais m’ont dit que rien n’empêchait un gouvernement d’agir localement. Je pense en effet que le pouvoir ne se conçoit plus que localement, là où on minimise ques risque lorsqu’on tente une expérience. Le lieu idéal de l’action locale c’est nous-mêmes. Mais nous pouvons l’étendre à l’échelle des communes. L’étendre au-delà ne nous permettra jamais de régler les problèmes globaux auxquels fait face notre monde.
Je ne veux pas dire que nous devons faire disparaître toutes les instances globales mais nous devons revoir leur rôle. Elles doivent fixer des directions, donner des buts, mais jamais dire comment les atteindre, ne jamais les imposer car nous n’avons aucune certitude qu’elles soient les meilleures. C’est exactement ce qui se passe sur internet. Les institutions globales ont un rôle philosophique.