Au début de la révolution industrielle, dans les années 1840, les paysans étaient aux abois, victimes d’un système infernal qui les entraînait souvent à la faillite : les riches propriétaires leur louaient du bétail. Mais il suffisait d’une mauvaise saison, comme durant la disette des années 1846-1847, pour qu’ils ne puissent plus payer la location. Les paysans s’endettaient alors et, quand ils ne pouvaient plus payer la dette, les usuriers confisquaient leurs biens.
En 1849, Frédéric-Guillaume Raiffeisen, tout nouvellement bourgmestre du district de Flammersfeld, situé entre Bonn et Coblence en Allemagne, créa alors une association qui achèta le bétail et le cèda aux paysans avec un prêt à taux modéré. Plus tard, il fit évoluer le système, prêtant de l’argent aux paysans qui achètèrent eux-mêmes leur bétail.
Les personnes les plus riches du district mais aussi par les paysans eux-mêmes constituèrent l’association. Quand quelqu’un disposait de liquidité, il les mettait à disposition de l’association. Ainsi naquit le mutualisme bancaire, au nom de la solidarité. Jusqu’à cette époque, le système bancaire ne s’intéressait qu’aux riches affairistes, les pauvres étant victimes des usuriers.
En 1965, Bob Taylor, directeur du département informatique de l’ARPA, se trouvait dans une situation sans comparaison sur le plan humain avec celle de Raiffeisen en 1849 mais qui lui ressemblait néanmoins. L’ARPA disposait de nombreux ordinateurs aux quatre coins des États-Unis. Parfois, certains n’étaient pas utilisés alors que d’autres étaient surchargés. D’un côté, on avait de la puissance de calcul disponible, de l’autre on en manquait, c’était un peu comme avec l’argent. Taylor inventa alors une sorte de système bancaire de la puissance de calcul, un réseau pour faire circuler cette puissance, la rendre accessible là où elle était nécessaire. Ce fut le point de départ d’internet.
Durant les années 1850-1860, l’idée de Raiffeisen fit son chemin, de nombreuses associations de crédit mutuel se créèrent en Allemagne. En 1869, Raiffeisen créa des caisses de crédit de second degré. Lorsqu’une caisse avit trop de liquidités, elle les transférait à cette caisse de second degré qui les rendait disponibles aux autres caisses locales. En jargon internet, Raiffeisen avait inventé les hubs. Peu à peu, les hubs se connectèrent entre eux pour former un réseau.
Cette comparaison entre l’histoire du mutualisme et celle d’internet peut être prolongée. À la fin du XIXe siècle, les caisses locales se multiplièrent avec le même dynamisme que les serveurs internet. Sans aucun contrôle centralisé, sans décision globale, les deux réseaux se développèrent par eux-mêmes, jaillissant de leur base, poussant à partir d’une myriade de graines éparpillées.
Quelques unes des règles initiales du mutualisme bancaire se retrouvent d’ailleurs au cœur d’internet.
- Les sociétaires sont responsables de façon illimitée. Tous les acteurs d’internet sont aussi responsables de façon illimitée car personne d’autre qu’eux ne peut assumer cette responsabilité, il n’y a personne en dessus.
- L’action des caisses est limitée à une zone restreinte. Un serveur ne peut offrir de la puissance de calcul qu’en quantité limitée, donc à un nombre limité d’utilisateurs.
- Les fonctions d’administrateur sont bénévoles. Les administrateurs des serveurs ne sont pas toujours bénévoles mais, en revanche, leur contribution au réseau global est bénévole.
- Le mutualisme veut que les plus pauvres deviennent moins pauvres, que la société progresse vers plus d’égalité, il s’adresse aux exclus. Internet joue le même rôle : égal accès à l’information, disparition de toute forme de censure... Les deux systèmes jouent la carte de la fraternité.
Pour deux problèmes assez différents, la pauvreté des paysans, la pénurie en puissance de calcul, deux solutions assez comparables ont été adoptées : le crédit mutuel d’un côté, internet de l’autre. Mais ce n’est pas surprenant : les structures en réseau qui reposent sur des initiatives locales sont les mieux adaptées dans les situations complexes. L’évolution biologique s’est ainsi appuyée sur de nombreux réseaux (système immunitaire, système nerveux, biosphère...).
Quand personne ne décide a priori d’une structure, quand la structure évolue en réponse à des contraintes, le réseau apparaît comme la solution idéale. Et ça marche. La preuve les organismes biologiques, le crédit mutuel, internet... En plus de faciliter le développement de structures non pensées a priori, le réseau facilite leur expansion à grande échelle. En quelques années, toute l’Europe de la fin du XIXe se couvrit ainsi de caisses de crédit mutuel. Le réseau avait contribué à un fantastique progrès social, bien plus que beaucoup de décisions pourtant bien intentionnées de bureaucrates pourtant fort intelligents.