Samedi 1er, Jerash, Jordanie
Hier, ne trouvant pas d’hôtel, nous retournons vers Amman. Alors que nous sommes coincés dans un bouchon sur une route étroite, un conducteur pris de folie lance son véhicule entre les deux voies et tente une percée invraisemblable, jouant au stock-car avant de se planter dans notre portière gauche. J’ai suivi la scène impuissant. Nous étions pare-chocs contre pare-chocs, sur notre file, mais aussi sur la file opposée. Comme je m’étais légèrement décalé sur la gauche pour voir ce qui se passait plus loin, j’ai aussi vu le kamikaze me foncer dessus, j’ai surtout vu ses yeux exorbités, sa femme et ses enfants criant de terreur. Je me suis dit « Il va s’arrêter » et il ne s’est pas arrêté. Il a fini entre notre portière et celle de la voiture qui stationnait dans l’autre sens.
Je suis resté un moment stupéfait, sans jamais avoir peur. J’ai vu l’accident se préparer, se produire, comme un spectateur. Si j’étais mort, je n’aurais pas éprouvé davantage de pensées. Des hommes ont surgi de toute part, certains prêts à lyncher le kamikaze. Presque tout de suite des motards sont arrivés, commençant par nous ignorer. Un attroupement s’est formé. On nous a fait signe de nous garer sur le bas-côté, puis on nous a encore ignorés.
Personne ne semblait entendre l’anglais. J’ai fini par dessiner les plaques d’immatriculation des motos. Cette initiative a débloqué la situation. Les policiers m’ont interdit de noter les numéros et m’ont désigné un interprète. Je dis « m’ont » parce qu’Isa n’était pas du tout considérée dans l’affaire, pas plus que la famille du kamikaze.
Des agents Avis, présents par hasard, nous ont expliqués comment récupérer une nouvelle voiture une fois en possession d’un constat d’accident. Après moult palabres en arabe, l’interprète, une des victimes du carambolage, nous a demandé de nous rendre à un poste de police. Il a fait monter dans notre voiture le kamikaze terrorisé et le conducteur d’une autre voiture endommagée, un homme jovial avec une moustache à la Saddam Hussein. Ce dernier parlait aussi anglais et il nous a guidés.
Le trajet s’est éternisé comme si on cherchait à nous perdre. Je n’étais plus du tout rassuré. Nous sommes entrés dans une zone urbaine. Le kamikaze restait éberlué, l’autre homme nous expliquait qu’il ne fallait pas porter plainte. Le Kamikaze était un malheureux, sa voiture n’était pas assurée.
Au poste, nous avons atterri dans une salle rectangulaire meublée de fauteuils de skaï noir et d’une table basse, où reposaient un service à thé et un plateau de cacahuètes. Au plafond blanchi à la chaux tournait un immense ventilateur. Une fenêtre à barreaux donnait sur une vallée verdoyante. Le soleil se couchait, la lumière explosait sur le bitume. Deux policiers ont jailli, poussant un homme menotté. De nouvelles palabres se sont engagées, mais sans aucun rapport avec notre histoire. Un préposé a terminé par nous faire remplir des papiers, puis il nous a envoyés vers un autre poste de police situé à l’autre bout de la ville, dont je ne connaîtrai jamais le nom. Là, les papiers devaient être tamponnés par un lieutenant.
Heureusement, l’autre victime avait pris l’affaire en main sinon je ne sais pas comment nous nous serions tirés de cette histoire. À l’autre poste, le lieutenant était absent. Ses hommes nous ont envoyés dans un hôpital où s’étaient rassemblés les policiers du quartier. Là, un homme pleurait entouré par une foule compatissante.
Après quelques minutes, le lieutenant est venu nous libérer. « Vous n’êtes pas coupables, retournez au poste avec l’un de mes hommes, il vous tamponnera les papiers. » Ainsi les choses se sont arrangées. À la nuit tombée, nous avons quitté les policiers avec les papiers qui, ce matin, nous ont permis de récupérer une nouvelle voiture.
Lisant Octavio Paz, je découvre ce qui sépare le XXe siècle du XXIe. Il n’y aura ni idéologie dominante ni psychanalyse. Les individus, adeptes d’un pragmatisme généralisé, prendront une conscience accrue d’eux-mêmes au cœur d’une histoire où aucune idéologie n’apportera de solution universelle (c’est en tout cas mon espoir). Quant à la psychanalyse, elle est simplement désuète maintenant qu’on commence à comprendre le cerveau. Au mieux, on peut la considérer comme une première tentative de compréhension des processus mentaux.
Je n’ai jamais été un fanatique de la démocratie. Il faudrait passer un examen pour être électeur, examen que j’aurais de forte chance de rater, puisque je ne m’intéresse pas à aux affaires de l’État. Malheureusement, ce système, comme tout système, aurait des faiblesses : les élus pourraient modifier les règles de l’examen pour ne sélectionner que leurs sympathisants.
Plutôt que la démocratie étatique, je préfère imaginer des communautés fluides d’électeurs. Elles se composeraient en fonction des sujets à débattre. Sur internet, de telles communautés émergent. La politique se distribuera, demandant à chacun le meilleur de lui-même.
Jusqu’à maintenant la démocratie implique la médiocrité : les élus devant s’exprimer sur tout, ce faisant, ils ne peuvent dire sur tout que des banalités. La solution serait une démocratie fragmentaire, émiettée, échantillonnée.
La notion de république deviendrait caduque. Il y aurait des présidents temporaires en fonction des tâches à accomplir. Le métier d’homme politique ne disparaîtrait pas, au contraire, il serait le domaine d’experts susceptibles de réunir spontanément des suffrages. L’avis de la majorité n’équivaudrait plus à une accréditation. Si je suis malade et que neuf personnes me disent de suivre le traitement A et que la dixième, un docteur, m’ordonne de suivre le traitement B, je lui obéirai.
Mon système utopique fonctionnerait grâce aux outils de communication numérique. En même temps, les États disparaîtraient au profit de communautés virtuelles, ouvertes à tous ceux qui voudraient les rejoindre, du moment qu’ils auraient quelque chose à dire sur les sujets débattus.
Octavio Paz suppose qu’une religion possède trois caractéristiques. 1/ Sentiment qu’il existe une totalité dont nous avons été arrachés. 2/ Sentiment d’une présence au cœur de l’univers. 3/ Désir de participer à l’univers.
Mon athéisme est décidément irrémédiable, même si je peux substituer les trois points d’Octavio Paz. 1/ La totalité existe, c’est ce qui existe, nous existons, nous ne lui avons pas été arrachés. Le sentiment d’arrachement provient d’une incompréhension des lois de l’évolution, aussi de notre capacité réflexive qui nous permet de nous placer hors de nous même, donc hors du monde où nous vivons. 2/ Je perçois la présence des autres consciences, elles sont partout, pas spécialement au cœur de l’univers. 3/ Je participe à la construction de l’univers, j’étends le champ de la conscience, je ne peux pas agir autrement.
Suis-je donc religieux ? Dans ce cas, ma divinité est en cours de construction. Je ne dois pas la vénérer, mais la fabriquer.
Dimanche 2, Al Azraq, Jordanie
Matinée charmante sous les eucalyptus, au centre d’un hôtel désuet et calme. Octavio Paz définit l’adolescence comme l’âge où on ne peut s’oublier soi-même, où la conscience de soi se met toujours au premier plan de la pensée. Pour lui, les enfants s’oublient dans le jeu, les adultes dans le travail.
Je connais néanmoins quelques adultes qui s’oublient encore dans le jeu, pour eux synonyme de travail. Je n’ai, d’ailleurs, jamais noté beaucoup de différences entre jouer et travailler.
D’autres adultes pratiquent l’oubli mystique, la fusion dans la totalité. Malheureusement, la plupart des hommes préfèrent régresser vers l’adolescence, recherchant des formes d’oubli instinctives, comme l’ivresse ou l’hallucination.
On peut classer les adultes en deux catégories : les joueurs, éternels adolescents victimes de leur propre image ; les mystiques, dégagés, au moins de temps en temps, de leur ego étouffant. À sa façon, l’artiste atteint l’état mystique pour créer une œuvre qui dépasse la simple habileté technique.
Le mystique recherche un au-delà par le biais de la transcendance. « Je suis un mystique », ai-je dit à François. « Non, il y a nécessairement quelque chose de religieux dans l’expérience mystique, la quête d’un autre monde. » « Je suis d’accord, mais cet autre monde nous devons l’inventer, il n’a rien de divin ou de mystérieux. Il est transcendant puisqu’il nous dépasse, mais il est aussi immanent. Être mystique, c’est croire en notre capacité d’atteindre un au-delà, quel qu’il soit. » « Encore une fois, voilà une pensée baroque, m’a dit François. Croire pouvoir enchanter le réel, l’amener au divin. »
Les oiseaux, la brise, la douceur et un bon livre suffisent à provoquer un bonheur suffocant. En même temps qu’il me submerge, il m’annonce sa fin imminente. Je vais partir à la recherche d’un autre paradis.
Après avoir sillonné la Jordanie comme un chien qui tourne sur lui-même avant de décider à s’asseoir, nous retournons à Pétra.
Lundi 3, Pétra, Jordanie
Au sein d’une population, chaque individu contribue à la conscience collective et parfois perd conscience de lui, le « je » devenant un « nous », le « ils pensent » précédant le « je pense ». Je me demande si la conscience collective n’apparaît pas la première. Un essaim d’abeilles semble plus conscient qu’une abeille individuelle.
Fonder notre connaissance du monde reviendrait à fonder la conscience intersubjective. Descartes, ayant une vue de l’évolution restreinte à la vie d’un humain, avait arrêté sa régression au « je suis ». Peut-être pouvons-nous la pousser au « nous sommes ».
Mardi 4, Pétra, Jordanie
Dernière matinée ici, demain ce sera Paris, le déménagement pour Londres, et les jours défileront à nouveau sans laisser de marque.
J’éternue, un Anglais me dit « Bless you. » J’éternue encore, incapable de me contrôler. En disant « À vos souhaits. », nous ne démontrons aucun sentiment religieux, ou si peu, alors que « Bless you », contraction de « God bless you » se traduit par « Dieu vous bénit ». Isa me dit qu’en Espagne on dit « Jesus ». C’est encore pire. Il serait amusant de comparer les « À vos souhaits » dans différentes langues et de définir les peuples les plus laïcs.
Hier, nous avons escaladé une montagne par une ancienne voie nabatéenne interdite aux touristes. Du coup, nous n’avons croisé personne.
Le chemin, le plus souvent envahi de blocs écroulés, sculpté dans la pierre et constitué d’immenses marches rabotées par les intempéries, s’enfonçait dans une gorge avant de sillonner les flancs de la montagne et de nous révéler Pétra dans toute son étendue. Il n’y avait aucun bruit, sinon de temps à autre le hennissement lointain d’un âne. De petits tas de cailloux, sorte de mausolées bouddhistes, indiquaient la bonne direction.
Au moment de commencer l’ascension, deux rampes creusées dans la roche ont dessiné un double escalier de style renaissance. Cet ouvrage m’est apparu aussi extraordinaire que le tunnel au cœur de la grande pyramide de Khéops.
Lorsque je me promène avec Isa, j’écris peu parce que je parle avec elle. Je lui soumets mes idées et nous les développons ensemble, si bien que j’oublie mon idée et ne peux la rapporter par la suite.
Au XIXe siècle, le roman se nourrissait d’imaginaire et de psychologie. Au XXe, il a critiqué le réel jusqu’à le mettre en pièce. Au XXIe, il rendra le réel romanesque.
Le lecteur n’imaginera pas au travers d’un personnage, il l’incarnera et éprouvera ses propres pensées, exactement comme durant les parties de jeu de rôles. Ainsi les romanciers ne s’encombreront plus de psychologie, ils deviendront des reporters.
Isa lit un roman où Nancy Huston imagine les pensées de différents spectateurs au cours d’un concert. C’est de la littérature du XIXe. En bon auteur du XXIe, Huston aurait dû interroger différents spectateurs et traduire leurs pensées réelles. Je trouve, en tout cas, cet exercice plus intéressant.
Flaubert se sentait capable de percer l’âme de ses contemporains. Après les horreurs du XXe siècle, plus personne ne peut prétendre disposer de ce pouvoir. Les âmes sont devenues insondables. Pour les connaître et approcher leur mystère, il faut leur donner la parole (un peu comme à la TV).
Au XXe siècle, on a ébauché cette approche en tentant de traduire en temps réel des trips hallucinogènes. S’entraîner à la traduction en direct. Tous les artistes peuvent aborder cet art, à la suite des musiciens de free jazz. Impression que la musique est toujours l’art le plus en avance.
Au cœur de l’art du XXIe siècle, il y aura l’interaction, entre l’artiste et le monde, entre le spectateur et l’artiste. Le but étant, pour l’artiste, de mettre son imagination hors de lui-même, multiplier sa puissance à imaginer par celle du monde extérieur.
À l’origine de ce mouvement, on trouve un credo cartésien étendu : vous pensez, je pense, je suis. L’artiste ne s’enferme pas dans son intériorité, il se fait l’écho des autres, à la manière du photographe, autre grand précurseur qui a toujours eu besoin du monde extérieur.
Le Bail me dit « Si une forme apparaît par hasard dans un de mes tableaux, je l’efface, sinon j’ai l’impression de ne pas être maître de ma création. » C’est un réflexe très XIXe siècle : illusion de croire à sa toute-puissance.
J’accueille au contraire les créations hasardeuses, comme l’a fait l’évolution durant des milliards d’années. Le génie de l’artiste consiste à choisir les hasards favorables à son œuvre, de choisir ce qu’il ne maîtrise pas et qui le surprend.
Le jour où la technologie nous aidera à lire les pensées en direct (par exemple de synthétiser les pensées de tous les spectateurs d’un concert), les artistes cesseront d’être des reporters et inventeront une autre pratique. En attendant, je vois un intérêt à me placer dans des situations et de constater ce qu’il en découle. L’art comme jeu de rôles. Imaginer le scénario et se faire l’observateur de ce qui en découle. L’artiste est le maître d’un jeu dont il ne maîtrise rien.
Les performeurs ont esquissé cette méthode, mais ils se sont souvent contentés d’énoncer le scénario sans le jouer. En fait, le scénario était l’œuvre et il importait peu qu’il soit joué ou non. Approche stérile après les expériences de Duchamp.
J’ai la naïveté de croire que l’art nous pousse à vivre de nouvelles expériences, nous pousse vers le monde transcendant, alors que les performeurs n’ont pas assez pensé à l’œuvre qui résulterait de la performance, se contentant d’enregistrements comme témoignage de mises en scène sans conséquence pour l’avenir. Ils se sont limités au monde des idées. « Ah ! bon », se dit-on en pensant à une expérience passée. Au mieux, elle nous amuse, jamais elle ne nous touche.
Au moyen-âge, la cathédrale était un rêve qui deviendra part du décor de la renaissance. Les artistes, comme les autres hommes, construisent la réalité future. Ils prolongent les œuvres de leurs ancêtres, pensent au bonheur de leur descendance.
Exemple d’idées de reportage : suivre un homme d’affaires, voyager seul avec pour obligation de parler à tout le monde, partir habiter à Londres… Sophie Calle a ouvert le chemin, même si avec No Sex Last Night, elle se défend d’avoir voulu faire un film, sous prétexte qu’elle ne maîtrise pas la technique cinématographique et ne veut pas s’attirer la critique des cinéastes.
Sophie Calle agit en performeur classique. Elle attache trop d’importance à l’expérience (égoïste) et pas assez à son résultat (altruiste). Elle refuse de se donner. Pour elle, le film témoigne, c’est tout. Elle est un peu hypocrite : elle a monté le film, ajouté une voix off, créé une cohérence narrative. Elle a fait un film classique et elle ne peut, dès lors, dire que le film se limite à témoigner. Dans ce cas, elle aurait dû diffuser l’intégralité des vidéos.
Sophie Calle a été une reporter artistique, mais elle ne veut pas l’avouer, encore influencée par la mode de son ghetto culturel. Elle a imaginé un scénario, l’a exécuté, l’a traduit en une œuvre. Elle a parcouru le cycle et ne doit pas en mépriser l’objet final. Elle ne doit pas avoir peur de rivaliser avec les maîtres du passé en disant qu’elle n’a pas tourné un film.
Je ne dirai jamais que le style n’a aucune importance. Il est ce qui fait durer l’œuvre. Flaubert reste mon modèle. Je dois rivaliser avec lui. Sophie Calle sait qu’elle est une enfant de chœur par rapport à Tarkovski ou Antonioni, c’est ce qui l’empêche d’être géniale. Elle est juste originale.
Suivant l’approche classique de l’art, l’artiste s’efforce de penser son œuvre puis de l’exécuter, prenant au passage les nouvelles idées qui arrivent et enrichissent le projet initial.
Je ne vois pas pourquoi il faudrait abandonner cette méthode de travail. Les performeurs ont négligé de saisir au vol ce qui leur passe par la tête après qu’ils aient énoncé leur scénario, d’où l’aspect anecdotique de leurs œuvres : le travail est indispensable : dans la durée, il donne l’occasion à de nouvelles idées de se joindre à l’idée initiale. Sophie Calle prétend avoir bâclé son film (moi, je l’aime son film).
Le scénario démultiplie l’imagination, c’est sa principale vertu. Il met l’artiste dans une situation où avoir des idées. En lui-même, il n’a pas d’intérêt. En jeu de rôles, on juge la qualité d’un scénario à sa fécondité au cours d’une partie. Une belle histoire ne suffit pas, il faut qu’elle engendre de l’inattendu.
D’une certaine façon, les cafés, les écoles et les conclaves ont joué le rôle de scénario pour les artistes.
Le processus créateur comprend une phase initiale : le scénario, puis deux phases qui s’enchaînent et se répètent : exécution et attente d’événements extérieurs (une idée par exemple). Ainsi tout ce qui se déroule dans la vie de l’artiste peut entrer dans l’œuvre. Quand Proust tombe amoureux, il ajoute deux tomes à La Recherche.
Je n’imagine plus écrire un roman qui resterait cloisonné à mon imaginaire. Je veux, en vivant des aventures, écrire des aventures plus aventureuses. J’utilise le monde pour me dépasser. En vivant ce que j’imagine, je peux imaginer plus que je n’imagine.
Beaucoup d’artistes ont eu des vies aventureuses sans que ces aventures constituent leur œuvre, parce qu’elles n’étaient pas vécues dans le but de produire une œuvre.
Différents modes narratifs :
1/ Le récit mythologique décrit une réalité imaginaire, mais prétendue vraie.
2/ Dans le récit littéraire, l’écrivain raconte ce qu’il a vécu. Quels que soient ses efforts, il romance sa vie, car il la reconstitue a posteriori.
3/ Dans son journal, l’écrivain note ce qu’il vit en même temps qu’il le vit.
4/ Le performeur se place dans une situation où raconter ce qu’il lui arrive, mais il se contente d’une vague esquisse, proche du degré zéro de l’écriture.
5/ Le scénariste, imitant le performeur, imagine une vie a priori et il va la vivre pour la raconter (suivant la mode du récit ou du journal).
6/ Le romancier imagine une aventure qu’il n’a pas besoin de vivre et qu’il sait être fictive.
Mercredi 5, Paris
Après une nuit sans sommeil, je m’occupe du déménagement. De vieux souvenirs ressurgissent lorsque je découvre une carte d’étudiant. Temps déjà loin. Je m’en vais ailleurs, tournant le dos à une ancienne vie. Partir à Londres se résume à me crier que je vieillis. Pour la seconde fois, je vais m’installer avec une femme… et encore une fois elle est gauchère. J’ai l’impression de n’être sorti qu’avec des gauchères. Peut-être parce que mon grand-père maternel était gaucher. Une sorte de sexualité secrète.
Je ne prête pas attention aux évènements, préoccupé par mille pensées. Je songe à ma maison qui pousse dans le Midi, à mes livres et à l’argent que j’ai placé avant de partir en vacances et qui a déjà perdu 20 %. J’ai investi la veille du crash. Mieux vaut avoir de l’argent qui dort que de l’argent placé qui vous éveille la nuit.
Vendredi 7, Londres
Nous nous installons au 44, Gray’s Inn Road. Après les va-et-vient des déménageurs, c’est plutôt la déprime. Appartement bruyant, bruits amplifiés par la fatigue. Avec mon tact habituel, je dis à Isa que je ne pourrais pas vivre dans cet appartement. Je ne réussis qu’à la faire pleurer.
Samedi 8, Londres
Nous passons la journée à faire des courses. Tout est difficile quand on arrive dans une ville nouvelle. Nous ne connaissons Londres que comme des touristes. Pour le moment, nous ne savons même pas où acheter des fruits près de chez nous. Plus compliqué, nous devons trouver des rideaux pour les fenêtres de l’appartement. Nous finissons dans un Habitat sur Totenam Court Road, puis allons boire un verre en terrasse d’un Café Néro.
Avec les Starbucks et les Aroma Café, ces imitations de café à la française pullulent dans Londres. Ils viennent tout droit d’Amérique et de Seattle, preuve s’il en est que l’Angleterre noue des relations privilégiées avec son ancienne colonie, en important les modes avant le reste de l’Europe.
Nous redescendons vers Oxford Street par le quartier de Charlotte Street. Après une petite enquête, nous finissons chez John Lévis pour acheter une poire de douche, puis nous rentrons chez nous, perchés à l’étage d’un bus rouge, alors Londres se met à ressembler à Paris, comme si au préalable tous les immeubles avaient un étage de trop ou comme si les rues étaient trop étroites. La foule envahit les trottoirs, les voitures ont déserté la ville et seuls les taxis la sillonnent. C’est une surprise. Les Français ne quittent pas leur voiture le week-end.
Dimanche 9, Londres
Dans Londres, tête de pont entre l’Europe et l’Amérique, on voit tout ce qui a donné le style de là-bas. Les rues m’attirent comme elles ont cessé de le faire à Paris.
Nous devons encore frotter, récurer, ranger… ce soir nous serons installés. Mais mon histoire anglaise ne commencera que dans un mois. Jeudi, je rentre en France pour régler l’autre partie du déménagement, celle vers le Midi, puis je descends suivre les travaux de la maison. À mon retour, j’aurais le temps de parcourir la ville. Pour le moment, je ne connais pas plus de rues qu’un touriste. Je n’ai pas encore conscience de Londres, sensation parfois troublante, parfois exaltante à l’idée des découvertes possibles.
Je voudrais décrire en détail les évènements des premiers jours, mais nous sommes trop occupés. Il me faudra reconstruire de mémoire. La fatigue affecte mon moral. Peut-être qu’à l’avenir j’éprouverai de la nostalgie de ces moments pénibles.
Lundi 10, Londres
Je suis encore au lit, inondé de soleil, presque tenté de mettre des lunettes noires. Depuis samedi, il fait un temps merveilleux. C’est le paradis ! Mais non, par la fenêtre de la chambre, le bruit agaçant de la circulation s’infiltre avec la lumière. À 8h, les vrombissements ont commencé. Il y a un chantier non loin. Et puis, la ville se prépare au commerce : à 9h tout doit être ouvert. Je n’ose imaginer le bruit dans notre salon qui donne sur la rue. Il surplombe les taxis et les toits des bus. Un hélico vient même survoler le quartier. Dans quelques secondes, l’église d’en face sonnera pour la première fois de la journée.
La rue est charmante : platanes, murs de briques, immeubles de quatre étages, boutiques colorées. De la chambre, je domine des maisons basses avec jardinets. Sur la gauche, il y a une école ; en face, l’église ; à droite, un hôpital moderne de brique et d’aluminium. Des platanes géants se dressent au-dessus d’une placette. Au nord, la vue porte loin, de plus en plus haut, comme si des immeubles en gradin entouraient l’appartement. Quelques mouettes sillonnent le ciel.
Du lit, les réflexions du soleil m’empêchent de voir plus de détails. Je me suis toujours demandé s’il y avait un lien entre les réflexions de la lumière et celles de la pensée. Est-ce à cause de l’aspect réflexif de la pensée qui se regarde elle-même ? Une fois lancée, la lumière est autonome comme la pensée, dotée d’une sorte de force de propulsion interne.
Si j’étais un touriste, je me dirigerais vers les monuments célèbres de Londres, puis je me reposerai dans un pub. En tant que nouveau citadin, j’ai commencé mon séjour par une visite à l’agence immobilière, puis dans des boutiques de bricolage. Déjà, je repousse à plus tard mes visites culturelles. Après douze ans à Paris, je ne suis jamais monté au sommet de l’Arc de Triomphe, ne suis jamais entré dans la Sainte-Chapelle ou dans le musée de Paris dans le Marais. Le touriste visite, le citadin habite.
En voyage, j’essayais de me comporter en citadin. Je comprends maintenant que c’est impossible. Le citadin subit les contraintes du quotidien alors que le touriste est libre. Il ne se soucie pas de trouver de la lessive ou un cordonnier. Je crois que le citadin ne visite pas les monuments, parce qu’à force d’y passer devant il a l’impression de les connaître de l’intérieur.
Ce week-end, nous n’avons donc rien visité. Nous nous sommes confrontés à la pile de cartons laissée par les déménageurs. Maintenant, la semaine commence. Isa vient de partir travailler. Moi aussi je vais m’y mettre. Ici, tout coûte deux fois plus qu’à Paris, il ne faut pas s’endormir.
Ce soir, Christophe vient déjà nous rendre visite. Il compte jouer au poker dans les casinos londoniens. Il imagine devenir professionnel, faute d’être un écrivain reconnu. Encore une tocade qui ne durera pas, mais, en attendant, il se construit une biographie digne d’un extravagant : enfance partagée entre la France et l’Afrique, puis médiocres études universitaires, puis séjour en Chine où il apprend le chinois et aussi à boire plus que de raison, retour en France pour passer un brevet de pilote d’hélicoptère, puis nouveau voyage en Chine, puis retour, puis départ aux USA pour passer un brevet de pilote de ligne… et puis pourquoi ne pas devenir joueur. Travailler, c’est jouer. Voilà une devise que nous avons en commun.
Ma vie est moins bousculée. Je viens à Londres en suivant Isa. Nous avons simplement saisi une opportunité. De moi-même, en bon méridional, je crois que je n’aurai jamais beaucoup bougé. Les femmes m’ont entraîné loin de mes terres.
Les cloches de l’église sonnent 9h. Je dois me mettre au travail. Il me reste trois semaines pour boucler un livre dont je n’ai pas encore écrit le tiers.
Je suis écrivain. Je travaille chez moi. Être à Londres ne change presque rien à ma vie. Pour Isa, c’est une révolution, qui commence le matin, car elle part au bureau à pied. Terminés les bouchons parisiens. Puis, comme elle est bilingue, la suite ne sera pas difficile. Les Anglais la prennent pour une Anglaise. En Jordanie, elle parlait anglais comme une Jordanienne. « C’est comme une musique », dit-elle. Pour moi, c’est plus compliqué. J’ai beau me débrouiller en anglais, je ne suis jamais à mon aise. Descendre faire des doubles des clés est déjà une aventure.
Comme tous les nouveaux citadins, nous devons circonscrire notre quartier pour en repérer les boutiques. Nous devons éclaircir le labyrinthe londonien. Pour l’instant, nous avons repéré un traiteur italien, un Macdonald et le serrurier qui se trouve au bas de notre immeuble. Il y a aussi un marchand de cartes et de plans. Gray’s Inn Road est avant tout une rue de bureau, vivante le jour, déserte la nuit.
Mardi 11, Londres
Un artiste ne peut travailler sans idée de la transcendance. Sa nature varie : divine chez beaucoup, son absence chez les nihilistes, à construire chez moi.
Hier, avec Christophe, nous poursuivons l’exploration circulaire, en commençant par dénicher une station-service où je pourrais faire le plein de ma moto. Ensuite, nous partons à la recherche d’un supermarché. Nous remontons une piste de sacs plastiques Safeway et aboutissons dans un centre sur Brunswick Square. De-là, nous rejoignons une amie de Christophe dans un restaurant à la mode, en sous-sol comme il se doit à Londres. Le bruit étourdissant a mis mon anglais en déroute.
Dans les jardins, les arbres fleurissent, les feuilles naissent d’un vert vif. C’est la meilleure saison pour découvrir une ville. Ici, le matin, les gens marchent très vite dans les rues. À Paris, je n’ai jamais ressenti cette impression de vitesse et de détermination. Les Anglais marchent à droite, comme si une ligne invisible divisait les trottoirs en deux voies. Ils marchent avec une rigueur d’automobiliste obéissant au Code de la route. Dans les escalators du métro, des panneaux ordonnent de tenir la droite. Alors pourquoi les Anglais roulent-ils à gauche ? N’est-ce pas contre nature ? Une réaction d’orgueil insulaire qui n’arrive pas à s’imposer sur les trottoirs. D’ailleurs, je crois que marcher à droite sur un trottoir est naturel. La plupart des gens étant droitiers, ils tendent à garder sur leur droite un point d’appui solide, auquel s’attraper en cas d’instabilité. Ainsi assurés, ils imposent leur volonté aux piétons à contre-courant, les repoussant vers la chaussée. Je comprends pourquoi, quand j’effectue des trajets en ville, je n’emprunte pas le même trottoir pour partir et pour revenir. J’essaie de maximiser la présence d’un appui sur ma droite. Il serait intéressant de voir si les gauchers font le contraire.
Novalis : « Ainsi retrouvera-t-on le sens originel. Romantiser n’est rien d’autre qu’une élévation de puissance qualitative. Cette opération est encore totalement inconnue. Quand je donne au banal un sens élevé, à l’ordinaire un aspect mystérieux, au connu la dignité de l’inconnu, au fini une lumière d’infini, je le romantise. » Je me demande si je suis un romantique, même si ma méthode de romantisation diffère de celle de Novalis. Je veux rendre ma vie plus romanesque, je veux la transformer en roman. Écrire le roman de ma propre vie comme si j’étais mon propre biographe. Je ne veux pas restaurer un sens caché auquel je ne crois pas.
Mon romantisme n’invoque pas la mémoire, il cherche à construire quelque chose qui n’existe pas encore. Il ne révèle pas, il fabrique. Je suis un romantique ingénieur. Proust n’a-t-il pas été le dernier romantique ?
« Romantiser le monde, c’est percevoir celui-ci avec l’œil de ce que Wordsworth qualifie d’imagination. » Pour moi, c’est plus que le percevoir, c’est l’imaginer. Wordsworth ne croit pas que ce soit possible, il pense que cette idée dangereuse conduit aux désastres historiques. Mais, en transformant sa vie en roman, on n’imagine que pour soi-même. Je ne prétends pas découvrir une solution universelle, je nie même son existence, d’où le besoin pour chacun d’imaginer. Nous concevons nos vies comme des œuvres d’art de portée finie.
Paradoxalement, les romantiques croyaient à l’universel même s’ils admiraient le particulier. Ils croyaient reconstruire par l’imaginaire ce qu’ils ne voyaient pas, mais qu’ils supposaient exister. Les artistes n’ont plus cette prétention. La science les a distancés dans cette quête de l’invisible.
Un soir, Bourin me parle de l’intelligence de salon de Bernard Henri Lévy et de la faiblesse des œuvres des philosophes de son espèce. J’ai répondu qu’ils faisaient œuvre de leur vie. C’est leur faiblesse et aussi leur modernité, même s’il ne restera rien d’eux.
Le temps a changé. Avec Christophe, j’ai rejoint Isa sous la pluie. J’ai essayé de trouver un chemin à l’écart de Holborn, large avenue déjà parcourue trop de fois. Nous avons traversé un parc, puis traversé Kingsway, puis terminés trempés dans les environs de Covent Garden. De grandes flaques envahissaient les rues. C’est encore l’hiver, le printemps hésite.
Je ressens déjà une influence londonienne, assez vague, mais elle me pousse à penser au temps dans son écoulement, sorte d’éveil d’une conscience historique. Pourquoi les villes s’agitent-elles ? Londres est le moteur d’une machine emballée. Elle tourne à plein régime sans raison apparente et je dois lui en trouver une pour ne pas me perdre.
Que chacun se donne un but est une bonne chose, mais que ces buts individuels puissent enchanter la vie des autres serait encore mieux. À Londres, je trouve les filles sublimes, plus délurées qu’à Paris. Ne suffisent-elles pas à enchanter ma vie ?
Mercredi 12, Londres
Brève escapade à moto pour faire le plein, puis une course pour acheter des tickets de métro. Demain je descends à Paris puis, après la fin du déménagement, je file en voiture dans le Midi.
Pour la première fois, je suis seul dans le nouvel appartement. Isa est en séminaire, Christophe joue au poker, je travaille. J’aime l’expérience terrifiante de la solitude. Certains de mes amis ne la supportent pas. Ils sortent alors et cherchent une femme avec qui passer la nuit. Moi, je me contente de marcher au hasard.
Je lis une comparaison entre le romantisme et le dandysme (discussion d’un texte de Jules Barbey d’Aurevilly). Comme toujours, je constate que la découverte de rapports est plus intéressante que les conclusions qui en découlent. Elles ne peuvent qu’être provisoires. D’une certaine façon, une fois un rapport aperçu, il reste et les œuvres d’art survivent parce qu’elles tracent des rapports plutôt que d’émettre des vérités.
La pensée est analogique : elle assemble tout ce qui lui parvient. Elle est purement irrationnelle, les raisonnements n’existent pas, ils résultent de jeux de hasard.
Jeudi 13, Balaruc
Journée de transfert. Levé à 6h à Londres, puis tube jusqu’à Waterloo, puis Eurostar jusqu’à Paris où j’arrive peu avant midi. Je termine quelques paquets en attendant les déménageurs. En une heure, ils aspirent les cartons qui ne sont pas partis à Londres, notamment tous mes livres. J’amène alors la voiture d’Isa chez Christophe où je récupère ma voiture, je saute chez Yves récupérer mon nouvel ordinateur portable et je retourne chez moi achever le déménagement. À 17h, je quitte Paris avec la voiture pleine de tableaux et de manuscrits. À 23h, je suis à Balaruc, je passe jeter un premier coup d’œil à la maison, puis j’arrive chez mes parents. Un peu plus tard, je marche jusqu’au port, puis je m’écroule pour résumer cette course un peu absurde.
Dimanche 16, Balaruc
Deux de mes amis ont pour nom des prénoms et nous continuons à les appeler par leur surnom d’adolescent. Je leur propose une explication : « Vos parents auraient dû vous trouver des prénoms plus originaux que vos noms. Nom et prénoms éculés entraînent un surnom à vie. »
J’ai perdu mon surnom de Croûton autour de quatorze ans. C’était un surnom de première génération alors que mes amis possèdent des surnoms de deuxième génération, donnés plus tard. Pourquoi seuls quelques enfants, puis adolescents portent des surnoms ? Apparaissent-ils pour marquer une différence ? Un ami s’appelait La Bulle : il était rondouillard, mais il n’a perdu ce surnom que longtemps après avoir trouvé la ligne. Peut-être que mon prénom se serait perpétué si je n’avais pas changé de collège et quitté mes amis de primaire.
Vendredi matin, j’ai découvert la maison, sans réelle surprise, car le l’ai dans la tête dans ses moindres détails. Simplement, j’ai un peu de mal à m’habitué son étroitesse.
Un écrivain doit posséder une écriture et des idées. J’ai toujours rêvé d’une écriture blanche, en liaison directe avec l’âme, alors que seules des contorsions peuvent atteindre ces profondeurs. Les contorsions donnent-elles leur beauté aux idées ? Dans la pure clarté, elles ne survivent pas plus que quelques années, obéissant à un processus évolutif, auquel seul le style peut les arracher. Lui, sorte de pachyderme ou de tortue, possède une durée de vie bien longue.
Je n’ai aucune conscience de mon style. François parle de ma musique particulière. Je ne l’entends pas, je ne la contrôle pas, elle découle de ma surdité. Dès que je détecte un trait d’originalité, je le bannis, certain qu’il se démodera vite comme tout ce qui est un peu excessif.
Hier, une amie me dit : « Tu ne te rends pas compte de ta force de travail. » Bourin m’a dit la même chose : « C’est incroyable cette volonté de faire. » Je ne vois aucune autre façon de vivre. L’oisiveté me terrifie, je l’assimile à la mort. J’ai essayé d’exprimer ces idées dans Ne rien faire sans fainéanter : être toujours aux aguets sans but précis, entraîner sans cesse mon attention. Maintenant, je voudrais me lancer dans une œuvre. J’ai peut-être achevé mon éducation.
Mahfouz écrit : « L’homme s’habite dans son enfance, dans le souvenir des jours paisibles qu’il a connus. » J’habite toute ma vie, je traîne tout mon passé derrière-moi. Le passé proche, lui, possède l’instabilité propre au présent, et le trouble de l’avenir.
Lorsque nous vieillissons, la période trouble gagne-t-elle de l’ampleur, limitant le paisible à l’enfance ? Vu d’aujourd’hui, le trouble dans ma vie commence avec ma rupture. Avant cette rupture, j’avais l’impression qu’il commençait avec mon arrivée à Paris. Le trouble coïncide avec la mémoire fraîche. On ne voit jamais clairement le présent.
J’ai eu P au téléphone. Je lui ai demandé comment elle allait. « Ça va, c’est tranquille, je m’ennuie un peu. » Elle est heureuse et nostalgique du tumulte de notre passé. « Je n’étais pas folle, c’est nous deux qui l’étions. » Elle a sans doute raison, aujourd’hui je suis victime d’une autre frénésie, c’est moi le frénétique.
Lundi 17, Balaruc
Christophe a dit à Isa que j’étais moins marrant qu’avant, car je ne me disputais plus avec les gens. D’après lui, j’aurais moins la pêche. Ou peut-être je suis las d’entendre toujours les mêmes choses. Mes propres idées me fatiguent. Je n’apprécie que la nouveauté, tout au moins spirituelle.
Un scientifique estime à cent mille MIPS la puissance de calcul du cerveau humain. Ça ne veut rien dire. Comment pourrions-nous estimer la puissance d’une machine dont nous ne comprenons pas encore le mécanisme central ? J’imagine qu’au-delà d’un seuil de complexité de nouveaux phénomènes apparaissent, comme la conscience, dont nous ne mesurons pas la puissance. Il nous faudra créer des calculateurs qui eux aussi soient capables de franchir des seuils, tout comme l’eau qui entre en ébullition dans une casserole chauffée. Et puis, avec une architecture logicielle appropriée, nous réussirons à simuler un cerveau avec beaucoup moins de puissance qu’il n’en dispose. L’évolution n’optimise pas ses créations comme nous pouvons le faire.
Mardi 18, Balaruc
Je suis venu habiter à Paris parce que j’espérais beaucoup des autres, les inconnus que j’aurais dû rencontrer et qui auraient dû changer ma vie. À part, François et Nicolas, je n’ai trouvé personne avec qui réellement partager mes préoccupations, sinon Christophe, mais nous étions déjà amis avant. Je pars vivre à Londres avec moins d’ambition, je ne compte plus sur les autres pour changer ma vie.
L’expatriation n’a plus de sens à l’âge des jets et d’internet.
Jeudi 20, Balaruc
Dans mes carnets, j’essaie de décrire des instants avant même qu’ils puissent devenir sujets d’une narration. Je cherche à éviter le a posteriori. Quand on raconte, on développe une stratégie narrative qui met nécessairement en évidence un premier plan et un mouvement d’ensemble. J’essaie plutôt de pratiquer un all over littéraire : un nivellement temporel sans point d’ancrage particulier.
Un romancier passe rarement du temps à présenter un personnage dont il ne se servira pas. Quand il parle de quelqu’un, il a une idée derrière la tête. Dans un journal, en revanche, les erreurs narratives sont la norme. Il faudrait écrire un roman de l’erreur narrative. Bafouer toutes les règles du suspens.
Dans Turista, je commence par une discussion sur les effets hallucinogènes et il n’en sera plus question par la suite. Bourin m’a conseillé d’insérer des rappels et des points de repère. Il me demande de penser au lecteur. J’ai déjà beaucoup romancé le carnet, peut-être trop. Je n’ai toutefois pas triché. J’aurais pu me servir du Hollandais volant, mais je l’ai laissé disparaître sans retour. C’était une figure possible et elle est restée dans le possible.
Dans un journal non linéaire, sur le modèle des Mémoires d’outre-tombe, les dates distinguent les différents points de vue, l’immédiat du a posteriori. Ainsi une journée mémorable, mais non écrite peut se glisser dans le journal, une fois qu’elle a pris du sens.
Avant de me coucher, je me suis promené au bord de l’étang immobile. La lune se levait au-dessus des usines. Elle se reflétait en trois flaques jaunes sur l’eau noire. Les lumières de Sète s’allongeaient transversalement. Trois adolescents se livraient à un concours de rots et de pets. Ils ne cessaient de rire. Bouillonnement de cervelles dont la routine n’a pas canalisé la vigueur.
Je viens d’écrire après avoir lu quelques pages de Cosmos, cet époustouflant roman de Gombrowicz. Sidérant et sidéral. Il ne pouvait avoir de meilleur titre. Un livre m’a rarement autant agité la conscience.
Mardi 25, Balaruc
Trois voies pour le dépassement de soi :
1/ Le myste, ce toxicomane averti, pousse son cerveau dans des modes anormaux.
2/ Le mystique, au sens religieux, communique avec Dieu, tout au moins avec un au-delà.
3/ L’hypersensitif, ou mystique athée, s’abandonne à l’exercice réflexif. Il se construit un au-delà culturel. Il y participe en faisant de sa vie une œuvre, même s’il ne crée pas d’œuvres classiquement appelées artistiques.
J’ai choisi cette troisième voie sans avoir essayé les deux premières. Certains oscillent des unes aux autres. En fin de compte, seul importe le besoin de se dépasser.
Il me semble que la voie de l’hypersensitif est la plus facile à poursuivre au quotidien, sans dommage pour le corps. Elle n’a pas besoin de circonstances exceptionnelles.
Jeudi 27, Balaruc
Je me suis endormi sur Cosmos. Ce roman de haute voltige me redonne goût pour un récit rédigé à la première personne par un narrateur imaginaire, a posteriori des faits relatés. Le rythme d’un tel récit, enfermé dans un passé homogène, enfoui dans la mémoire, ne peut s’emballer que si ce passé interfère encore avec le présent du narrateur. Mais trop souvent les écrivains varient le rythme au gré de leur histoire, juste pour raconter une histoire, et commettent des fautes de vraisemblance.
Si le narrateur se souvient d’un moment de folie, il doit le décrire avec froideur, sa folie passée étant distanciée. Écrire avec fébrilité un moment fébrile n’est possible qu’en écrivant au présent, pendant la fébrilité, ou presque immédiatement après. La plupart des auteurs confondent la frénésie de leur personnage avec leur propre frénésie ou, pire, la frénésie qu’ils veulent communiquer au lecteur.
Le récit à la première personne de la plongée d’un homme dans la folie doit être sans folie. Mais il est difficile pour l’écrivain de ne pas tomber dans une folie verbale. Un récit à la troisième personne pose moins de problèmes de vraisemblance : on sait que l’écrivain raconte, on n’est plus dans la tête de celui qui vit. Paradoxalement, on peut ainsi mieux entrer en lui, l’écrivain ajustant son rythme pour donner l’impression de vécu.
Dans un récit à la première personne, il y a souvent confusion. On ne peut s’empêcher de penser que « je » est celui qui écrit. J’imagine Gombrowicz tomber dans le piège du « je », devenir son personnage et laisser aller la narration vers la folie, si bien que l’histoire d’un autre devient peu à peu sa propre histoire.
L’écrivain peut vouloir faire croire que nous sommes à l’intérieur du personnage et éprouvons en même temps que lui. Cette illusion ne dure jamais. Nous savons les mots écrits a posteriori, dans un autre état d’esprit, nous devinons le mensonge romanesque. Autant l’affirmer par l’usage du « il » ou se laisser aller à la narration spontanée du journal.
Gombrowicz évoque le ridicule des danseurs qui s’immobilisent bêtement lorsque la musique cesse. Adolescent, il m’arrivait de perpétuer par des gestes un rythme qui avait cessé, découvrant mon corps comme un automate. Je n’ai jamais aimé cette sensation d’agir sans me contrôler. Et puis, après tout, pourquoi ne pas continuer de danser dans le silence. La musique prive le danseur de volonté. Il lui obéit. Au retour du silence, il reste ébahi, maladroit, retrouvant avec difficulté la maîtrise de son corps, preuve que toute danse est une forme de transe.
Se surprendre en train de danser alors que la musique s’est tue, c’est un peu comme se réveiller en sursaut en pleine nuit, ne sachant plus où on est, qui on est. Pendant quelques instants de panique, la conscience ne trouve plus le chemin de l’être. Nous vivons une rupture de la continuité de nous-mêmes.
La crainte de cette césure justifie-t-elle de ne plus danser ? Ou au contraire de le faire à l’excès ? J’ai aimé danser, je n’ai plus aimé cette forme de sexualité publique, peut-être parce que je ne voyais plus de raison de le faire en musique, à moins d’être danseur, d’habiter la musique.
Dans les boîtes, il n’y a plus de silence entre les morceaux pour éviter tout retour de la conscience et tout sentiment de ridicule. Dansez jusqu’à l’épuisement du corps.
Samedi 29, Balaruc
Isa me lit une phrase de Bouvier que je connais bien. Dans le Journal d’Aran, il dit que la voie bouddhique amène à l’extase aussi bien que l’érotisme, la drogue ou la marche. Je crois aussi qu’il n’existe jamais qu’une seule voie pour atteindre un état mental donné. C’est un peu comme pour amener l’eau à ébullition. À pression ambiante, on la chauffe à cent degrés, mais, à plus haute pression, on la chauffe moins.
Les drogués, les mystiques et les esthètes se croient privilégiés, alors qu’ils atteignent le sommet de la même montagne par des pentes différentes.
En mathématique on peut démontrer qu’une démonstration est la plus compacte. Ça n’empêche que d’autres démonstrations existent souvent.
Dans Cosmos, Gombrowicz parle sans cesse d’un moineau… et quand il cesse de le faire, le moineau devient encore plus présent, présent pour son absence. On peut penser directement au moineau ou y penser en n’y pensant pas.
Dimanche 30, Balaruc
Isa m’appelle de plus en plus souvent Doudou. Moi je l’appelle Isa, évitant tout sobriquet qui pourrait en évoquer un autre, si souvent prononcé par le passé. Il serait intéressant d’étudier la logique d’apparition des surnoms dans les couples.