Mardi 1er, Paris
Depuis le début de l’année, je manque d’idée. La Saga Vignaud reste au point mort. Si je me remets au romanesque, il n’aura aucun rapport avec celui envisagé lors de mes débuts. J’ai l’impression de toujours passer à côté des meilleures occasions. J’ai manqué être père, être un grand journaliste, être un homme d’affaires et, en littérature, je n’ai encore rien réussi. Ai-je encore la force de me remettre au travail ? Je dois trouver un nouveau cap. J’ai l’impression d’avoir perdu une muse, mais je n’ai écrit aucun livre honnêtes sous son influence. Samedi 28 août 2004. J’éprouve à nouveau le même sentiment, le même désarroi, impression de piétiner. En retranscrivant mes carnets, j’essaie de me reconstituer.
Lundi 15 avril 2024. J’ai pris l’habitude de traverser ces périodes. Replonger dans les carnets m’aide à me recentrer.
Mercredi 2, Paris
Je vis une période de transition. Il m’est douloureux de me disperser. Dans ma jeunesse, la moindre idée mobilisait mes forces. Aujourd’hui, plus beaucoup d’idées n’alimentent mon imaginaire. Je doute de posséder le moindre talent (le doute n’était pas mon fort jusque là). J’essaierai de me tendre vers l’avenir, dans l’espoir d’un chef-d’œuvre de plus en plus inconcevable.
Comme le croyant qui prie pour un miracle, je voudrais être récompensé pour ma foi en l’art. Tous les matins, je me livre à un interrogatoire écrit, avec l’espoir de saisir une pensée. Et ma pensée dérive ailleurs. Je songe aux travaux de ma maison dans le Midi, à ma vie prochaine à Londres, à mille autres insignifiances.
Je touche aux limites du journal, même si je ne le veux pas intime, il n’arrive pas toujours à saisir l’histoire de ma pensée. Comme moi, il doit connaître des accélérations et des coups d’arrêt.
Qu’est-ce qui me tient à cœur ? Construire ma propre religion. Cette idée, vieil espoir de ma jeunesse occupée à lire de la SF, me fait toujours sourire. Il me tient à cœur de produire une œuvre. C’est un désir vide. L’œuvre jaillit comme une conséquence et non être elle-même son propre sujet.
J’ai cessé de m’intéresser à l’hyperconscience. J’ai stabilisé mes grands principes philosophiques. Je sais à peu près où j’en suis. J’ai 36 ans et mon éducation s’achève. Je me prépare à la vie adulte. Je cesse d’écrire comme d’autres cessent de rêver. Maintenant, je suis armé, il me reste à trouver une cause pour laquelle me battre. Alors je songe au romanesque. J’imagine un livre à la frontière du roman, de l’essai et du journal.
Parfois, je me dis que je ressemble au dessinateur habile qui ne sait pas quoi dessiner. Comme il peut tout représenter, il ne représente plus rien. Je dois trouver un sujet difficile qui me mettrait dans l’embarras. Voyager, me confronter à l’altérité, laisser le livre s’écrire de lui-même. Cette méthode ne me satisfait pas. Elle me grise, mais ne m’approche pas de la chose qui au fond de moi demande à jaillir.
Avec la Saga Vignaud, je pourrais m’essayer à une première synthèse de l’histoire d’un homme. Je viens de passer vingt ans à m’éduquer en côtoyant les œuvres d’art. Écrire une éducation sentimentale et intellectuelle, le long périple vers la vie adulte.
1/ Autour des notes de voyage de Vignaud, imaginer une vie idéale comme en rêvent les enfants. Un pur récit du bonheur.
2/ Vignaud reconnaît que cette histoire est une affabulation. « La réalité fut toute autre. » Il essaie de révéler le mensonge, mais se laisse entraîner dans d’autres mensonges.
3/ La réalité est plus douloureuse. Nouvelle tentative d’autofiction.
4/ Après ce grand ménage, Vignaud peut enfin vivre en adulte et profiter de l’existence. On ne peut le faire dans la jeunesse, car on se disperse. Le regard lumineux de certains vieillards lui donne de l’espoir. Il espère ne pas avoir compris trop tard qu’il n’y avait rien à comprendre.
Dans les quatre livres, Vignaud serait le héros et l’écrivain. Le « je » n’apparaîtrait que dans les notes. Écrire mon histoire et n’utiliser Vignaud que pour les parties romanesques. Cet homme n’est plus moi. « Je » n’apparaît qu’à la fin du livre quand la narration approche mon présent.
L’histoire : Vignaud travaillait et voyageait pour son travail, et il écrivait durant ses moments de liberté. Le reste du temps, il affirmait sa personnalité. Pourquoi ce besoin de reconnaissance passe-t-il par l’anéantissement des autres ?
Samedi 28 août 2004. Je songe à nouveau à une histoire de ma vie. La structure en quatre livres me paraît séduisante. Mais je crois que je raconterai un très court épisode, un épisode qui fait mal, et ce sera un texte court.
Jeudi 3, Paris
Pour Isa, la négociation salariale a été tendue. Je l’ai poussée à demander plus que ce que ses boss lui proposaient. Ils ont commencé par refuser. Isa croyait tout perdu. Un jour nous partions, le lendemain nous restions. Finalement, c’est décidé, nous serons Londoniens. Je suis soulagé de ne pas avoir fait manquer une opportunité à Isa. Maintenant, c’est à mon tour de douter. À quoi bon changer de vie ?
Hier, Claire me fait la morale. « Tu commences toujours par dire ce qui ne va pas. On dirait que tu fais mieux que les autres, mais tu ne le fais pas ? » Elle ajoute « Commence par dire que c’est super avant de suggérer des améliorations, ça passera mieux. » Elle a raison dans la pratique, mais je n’aime pas ce positivisme à l’américaine. J’ai envie d’améliorer toutes choses, même moi-même, je suis un critique extrémiste. Quand je propose des améliorations, c’est qu’il y a, à mes yeux, une base améliorable. Je trouve ça formidable, je n’ai pas besoin de le dire, c’est implicite.
Claire me dit que les gens aiment être flattés.
Si je n’avais pas ce défaut d’énoncer mes vérités, je ne serais pas écrivain, je ne serais pas en révolte perpétuelle. Je vois partout des anomalies et je veux les dénoncer et les corriger.
Je reviens d’une soirée professionnelle organisée par Isa. Petits-fours, cocktails, musique et conversations vaseuses. Je croise d’anciennes connaissances qui me présentent à des nouveaux businessmen comme un Grand Ancien.
« Que faites-vous, je demande à un jeune homme ? » « Je suis journaliste, j’écris pour PC Direct. » Je me montre intéressé, je le fais parler. Le jeune homme m’explique la recette du magazine pour gagner de l’argent. J’aurais dû sourire et me taire, mais je me suis vanté d’avoir créé le magazine huit ans plus tôt. « Le monde est petit », m’a dit le jeune homme. Je me suis senti ridiculement petit.
Presque j’étais jaloux de l’adresse avec laquelle Isa sillonnait les rangs et trouvait un mot pour tout le monde. Je suis trop orgueilleux pour être à mon aise dans la foule. Je voudrais être le centre de toutes les attentions et personne ne me prête attention. Je ne suis ni assez beau, ni assez laid. Le parfait espion.
Je suis incapable d’échanger des banalités. Je ne me suis fait qu’un ami dans une partie. Sorte de coup de foudre avec Pascal M. Alors j’observe.
Vers minuit, je me suis enfui, un peu déboussolé d’avoir côtoyé quelques instants mon ancien monde. Je me demande comment, adolescent, je faisais pour danser toute la nuit. Sans doute parce que je n’étais pas conscient, je dansais comme d’autres fumaient.
Dimanche 6, Paris
Je suis un lecteur maladroit, je vocalise tous les mots. Pour moi, lire c’est comme écouter parler, d’où ma peine avec les textes qui sonnent mal à mes oreilles méditerranéennes. Certaines lourdeurs ne gênent que moi et réciproquement. Je suis peut-être un écrivain régionaliste.
Mon monde de lecture explique pourquoi je lis lentement. Lire épuise mes oreilles. Est-ce pour cette raison que je n’écoute presque plus de musique ? Chaque pensée se transforme en mots. C’est épuisant, même si je ne pense pas toujours en mots. De cela, j’en ai souvent la preuve, surtout quand j’écris. C’est peut-être un paradoxe : pour moi, écrire est moins pénible que lire. Les mots apparaissent sur le papier avant d’atteindre mes oreilles.
« Il faut au romancier de premier ordre de la perspicacité psychologique. » Ce conseil de Robertson Davis était encore bon à l’époque psychologique, disons jusqu’au début du XXe siècle. Aujourd’hui, l’écrivain a besoin d’une perspicacité scientifique.
Lundi 7, Paris
« L’écrivain accède à des niveaux de l’esprit que les psychologues des profondeurs appellent l’inconscient. » Robertson Davis veut différencier l’écrivain de l’artiste, invoquant des sciences désuètes. Comment l’écrivain pourrait-il invoquer des ressources auxquelles il n’a pas accès. L’artiste ne plonge pas vers les profondeurs de son esprit : au contraire, il s’élève au-dessus de la conscience normale.
En partant au Mexique avec Vania, j’ai compris combien Isa m’était précieuse. Il faut recommencer, rencontrer des femmes, et chaque bataille gagnée contre elles renforcera mon amour pour Isa. Notre amour n’a rien du coup de foudre, il s’approfondit peu à peu, c’est un amour de conscience. Nous ne pouvons, sans doute, avoir de certitude sur nos sentiments que dans l’épreuve.
Mardi 8, Paris
Jeudi j’ai rendez-vous avec François Bourin pour lui parler de mes textes. Il essaie de m’aider, de me parler des éditeurs et de leur façon de traiter les écrivains. Moi, j’imagine faire le point sur ma vie en écrivant une étape de l’histoire d’un homme.
Mercredi 9, Paris
J’adhère à la théorie de l’évolution, mais je ne suis pas un enfant de Darwin. La sélection naturelle n’est pas toute puissante, nous en limitons déjà le champ d’action. La survie du plus adapté n’est qu’un des moteurs mineurs de l’évolution. Les propriétés physiques d’auto-organisation engendrent d’elles-mêmes des révolutions plus conséquentes. Le génie de Darwin est d’avoir révélé l’évolution même s’il en a mal compris les mécanismes. Avoir du génie, c’est avoir l’intuition de la vérité. Le reste n’est que vérification et raffinement.
Jeudi 10, Paris
Le code génétique est un plan d’ensemble. Il implique que les hommes de diverses cultures partagent des coutumes. Chomsky parle d’une grammaire universelle propre à toutes les langues. Il pourrait exister un peuple universel qui partagerait les coutumes de tous les autres. Où commence l’altérité ? Les relativistes répondent : avec la culture. Ils vont jusqu’à croire que tout est relatif, même le monde. Ce raisonnement médiocre leur permet d’éviter les problèmes. Tout le monde est heureux dans son meilleur des mondes.
Nous apprenons en généralisant, nous sommes des magiciens de l’induction, puis croyons que nos inductions se justifient alors que rien ne les justifie.
François Bourin se propose de lire mes anciens textes, d’essayer de trouver le mieux adapté pour une publication. Je lui parle de ma volonté de travailler simultanément l’ensemble de mon journal, de m’attaquer à toutes les époques de ma vie. J’ai donné à Bourin Beaux jours 1996. Christophe, le seul lecteur de ce texte, m’avait dit que c’était « le livre le plus étonnant d’un auteur vivant ». Mais Christophe est mon ami. Et j’ai gardé Beaux jours 1996 dans mes cartons, même si 1996 reste mon prurit, une année de retour au calme au milieu d’une tempête épouvantable. Bourin ressentira-t-il ma félicité intellectuelle ?
Je vis la révolution internet si intimement que je ne vois vraiment pas ce qui est révolutionnaire. Je me sens étranger à tous les débats. Pour moi, internet est déjà du passé, un nouveau business, rien d’autre.
Vendredi 11, Paris
Depuis douze ans, je vis à Paris rue de Charenton, au 106 puis au 104, et cette époque s’achève dans un mois. Une nouvelle transition se prépare : Londres et la construction de la maison. La vie s’organise en strates, chaque transition est douloureuse et génératrice d’idées, mais pas nécessairement régénérative.
Samedi 12, Paris
François Bourin m’a dit : « Dans un récit de voyage, seul l’auteur importe. On se moque des lieux, des décors, mais on s’intéresse à sa façon de les voir et de les vivre. » Le voyage commence avec l’écrivain et non avec le dépaysement. Un village familier peut devenir le centre d’un récit de voyage. L’écrivain doit simplement ouvrir les yeux.
Hier soir, je n’arrive pas à m’endormir après de trop longues heures passées devant l’écran. Je pense au temps passé, à son écoulement infernal. Je me sens déjà vieux, je me suis toujours senti vieux, je dois me guérir de ce défaut qui me pousse à me presser comme si je manquais de temps devant moi. Bourin m’a dit que j’étais encore un jeune écrivain. Je me demande si j’ai encore quelque chose à dire.
J’ai songé à une préface pour un Français à Londres. « Je n’ai jamais éprouvé de plaisir avec la langue anglaise. Elle m’a fait souffrir durant mes études, j’ai redoublé la sixième en partie à cause d’elle, au bout d’un an je ne savais même pas conjuguer le verbe être. Je me suis ressaisi plus tard, mais sans montrer le moindre don. Ma gorge ne sait produire que les consonances françaises, matinées d’accent méditerranéen. Je n’ai aucun talent linguistique. La grammaire universelle de Chomsky m’est étrangère. J’écris pour essayer de pallier une carence rédhibitoire.
« À partir de la seconde, j’ai cessé de travailler l’anglais, vivant sur mes acquis du collège. Je m’en suis tiré au bac, puis à l’université. Je suis alors revenu à l’anglais, non par exigence professionnelle, mais parce que durant les années 1980 les règles des jeux de rôle étaient en anglais. Plus tard, j’ai travaillé pour une multinationale américaine et je me suis débrouillé, au point d’être capable de me battre contre des Anglais qui finirent par le limoger. J’ai donc des a priori contre eux. Ils conservent une forte propension au colonialisme et ne peuvent se départir d’un sentiment de supériorité.
« Je ne sais pas si mon séjour à Londres me fera changer d’avis. Je l’espère, sinon ce sera le calvaire. Mes amis qui ont vécu là-bas me disent qu’ils n’y ont jamais eu d’amis anglais. Des Américains, des Australiens, des Italiens… mais jamais d’Anglais. Je vais sans doute leur donner raison. Je me connais trop bien. »
Hier soir, je pense aussi à l’écriture qui se donne à voir, à celle de Céline ou de Cendrars. Bourin m’a dit « Tout procédé systématique doit être banni. » Je l’ai compris à l’époque où j’abusais de l’ellipse du verbe être. Je me suis amusé à improviser du Céline. « Dans le caniveau… barré d’un manteau trempé… ma tête baignait dans le vomi encore tiède d’un ivrogne vautré entre les poubelles… » Je n’arrive pas à retrouver le rythme dont je me suis empli la tête une heure durant avant de trouver le sommeil.
L’idée de la grammaire universelle résulte d’une induction. Comme toutes les langues étudiées respectent les mêmes structures, il doit exister une grammaire originelle depuis laquelle elles découlent. Mais rien ne prouve que des langues différentes aient existé. Et rien ne prouve que nous n’inventons pas la structure universelle. Étant capables de généraliser, nous croyons l’évolution capable de nous imiter. Plusieurs langues ont pu évoluer en parallèle, s’appuyant simplement sur l’architecture du cerveau. La grammaire universelle serait alors câblée.
Je suis seul ce soir, de mauvais souvenirs ressurgissent. De vieux mécanismes cérébraux redémarrent inopinément : le côté néfaste de la mémoire proustienne. Quand je vivais en égoïste, j’étais plus confiant.
J’ai abandonné le romanesque, je ne songe plus à une grande œuvre, je me laisse entraîner au ras de terre par le quotidien.
Dimanche 20, Nancy
Semaine épouvantable. Pourquoi travailler, pourquoi se laisser prendre à l’hyperactivité ? Elle empêche toute échappée de l’esprit. Il reste accroché à son sujet d’étude, absorbé dans les résolutions particulières sans généraliser. Le temps ne passe plus, non à cause d’une dilatation vers l’éternité, mais d’une contraction vers le néant. La vie n’a plus de sens. Et les sourires, les échanges tactiles, l’amour restent les seuls palliatifs à cette absence de contrastes.
Matinée lumineuse sans être éblouissante. Un café sur la place Stanislas : musique à la mode, quelques lecteurs de journaux, deux amants après une nuit d’amour. Je fabule, je voudrais voir partout des histoires rocambolesques, loufoques de préférence plutôt qu’à suspens. Qu’est-ce qui provoque le plaisir du lecteur ? Le suspens, le style, l’enchantement intellectuel, l’humour… des instruments dont l’écrivain ne doit pas user consciemment. Je recherche l’insignifiance, l’abandon de tous les procédés. Si je voulais faire rire, j’ennuierais ; si je voulais enchanter, je fatiguerais. J’ai pris le parti de dire mes pensées, de les saisir dans l’écoulement le plus ordinaire de l’écriture ; oui, de l’écriture, car celui de ma vie n’appartient qu’à moi malgré mon penchant pour l’exhibitionnisme.
Hier soir, repas de famille chez Isa. Est-ce déjà ma famille ? L’amour suffit-il à nous donner une nouvelle famille ? Je suis encore surpris par les nouveaux visages et me demande parfois si je suis à ma place. C’est une aventure.
Je n’ai jamais connu de coup de foudre ou seulement des coups de foudre : l’excitation des premières nuits avant l’amour, puis celle des nuits passées à ne faire que l’amour. Et après l’amour on se sépare ou l’amour s’invente. Deux êtres s’unissent et multiplient leur force à vivre. C’est un miracle. L’impossible devient naturel. C’est une manifestation au grand jour des processus évolutifs. La collaboration est plus efficace. L’union ne coûte rien, sinon du plaisir. Rompre, c’est s’abandonner à l’accroissement irrémédiable de l’entropie. Rien ne serait possible sans l’amour. On écrit pour celui du public, on étudie à l’école pour celui des parents, on travaille pour son amour propre, là ça dérape, on finit par se mépriser.
Pour devenir riche, il ne faut pas être intelligent, peut-être juste ouvert et désireux d’expérimenter. Mais devenir riche consomme trop de temps. À l’instant où on se lance dans les affaires, on renonce aux rêves. À moins de devenir riche très vite, en deux ou trois ans. Un lecteur dira peut-être que je suis stupide comme Vania dit à ses amis : « Ce mec est un con. »
Lundi 21, Paris
De fil en aiguille, je parle de Vania, de ce que j’ai appris d’elle depuis le retour du Mexique et j’esquisse un nouveau chapitre de Turista. Je voulais l’écrire depuis le début, sans en trouver la force. J’ai peut-être aujourd’hui assez de recul et d’informations.
Mardi 22, Paris
Chercher à comprendre les inflexions de ma pensée, les événements qui la façonnent, chercher à comprendre le monde physique et les interactions sociales pour mieux l’habiter. C’est cela philosopher. Pourquoi ne pas vivre simplement ? Pourquoi s’interroger sur la façon de mieux vivre ? Parce que mieux vivre, c’est s’interroger. Je n’expérimente la vie en direct qu’en de brefs moments de félicité. Ne pas les surestimer : ils ne sont que des régressions en-deçà de la pensée réflexive.
Sartre a écrit un livre sur Flaubert, un autre sur Genet, avec mon journal j’écris un livre sur moi-même. C’est plus pratique, je n’ai pas besoin de me documenter.
La pensée s’écrit en même temps qu’elle se demande pourquoi elle s’écrit.
Jeudi 24, Paris
Je patiente dans une salle d’attente avant de faire assurer ma voiture. Pratique incongrue à l’époque d’internet. Personne ne s’occupe de moi. Les gens passent en bâillant, me regardent avec indifférence. Nous approchons de la fin du règne bureaucratique, mais la bureaucratie règne encore avec force. À la fin du XIXe siècle et au début du XXe, des écrivains comme Kafka ont écrit des chefs-d’œuvre en évoquant les travers de ce monde. Au XXIe siècle, les chefs-d’œuvre parleront du monde technologique.
Vendredi 25, Paris
Même salle d’attente, même indifférence. Nous attendons tout le temps, nous nous empêtrons les uns dans les autres. Faire attendre, c’est se donner de l’importance. Je suis mauvaise langue, on dirait que c’est déjà mon tour.
Samedi 26, Paris
Je commence L’idiot de la famille. Sartre écrit dans la préface : « Ce livre tente de prouver que l’irréductibilité [celle d’un homme et de Flaubert en l’occurrence] n’est qu’apparente et que chaque information mise en place devient la portion d’un tout qui ne cesse de se faire et, du même coup, révèle son homogénéité profonde avec toutes les autres. » Cette homogénéité ne fait aucune référence à l’inconscient cher aux psychanalystes. Sartre exprime dans L’Être et le Néant son refus de « considérer l’homme comme analysable et comme réductible à des données premières, à des désirs (ou des “tendances”) déterminés, supportés par le sujet comme des propriétés par un objet. » N’empêche, Sartre rêve d’une logique profonde et non première, celle de la volonté dominatrice, celle de la liberté humaine de se choisir une vie.
Je ne crois pas à la toute-puissance du libre arbitre. L’homme se glisse entre l’indéterminé et le surdéterminé. Il dispose d’une liberté relative et en use comme si elle était totale. Si la logique invoquée par Sartre existe, elle est floue, chaotique, contradictoire. Le hasard a trop d’influence sur notre vie et nous ne pouvons la mener où bon nous semble. J’ai manqué avoir un enfant avec une femme, j’ai rencontré une autre femme, je pars bientôt vivre avec elle à Londres, rien n’a été volontaire. À choisir, j’aurais évité la souffrance ; aujourd’hui, je suis heureux de mon destin ; demain, il en sera autrement.
La faiblesse de notre volonté ne nous empêche pas de désirer et de finir par atteindre nos buts, seul le chemin pour aboutir nous échappe. Je me veux écrivain, j’écris, je ne sais pas avec quel livre je serai reconnu comme écrivain, je ne sais même pas si je le serai. Seul un biographe peut répondre a posteriori. Si la logique existait au préalable, nous connaîtrions l’avenir (ce qui contredirait non seulement la mécanique quantique, mais aussi priverait la vie de toute saveur).
Ne pas accepter les hypothèses de Sartre ne m’empêche pas de le lire. J’aime sa façon de jouer avec les idées. L’histoire de la pensée d’un penseur importe davantage que sa pensée elle-même. On s’approprie les idées, puis on les rejette. Elles ne comptent pas.
Flaubert étant mort, Sartre trouve une logique à la vie de Flaubert. L’homme a le don de trouver des invariants même dans le chaos. C’est le pouvoir le plus extraordinaire de la conscience : inventer la stabilité à tout prix. Repose-t-elle sur une stabilité intrinsèque ? L’expérience quotidienne dit le contraire. Comment alors suivre une vie ? En suivant soi-même la sienne.
Sartre commence avec le « mauvais rapport aux mots » de Flaubert. Je considère mon mauvais rapport à l’orthographe comme tout aussi fondateur. Je me souviens des tentatives désespérées de mes parents : cours particuliers, recours à mon grand-oncle, professeur agrégé de lettres, visite tous les mercredis chez une orthophoniste qui, après avoir douté de mes capacités intellectuelles, a voulu me guérir de mon incapacité à écrire en langage convenu.
Je disais, pour me défendre, « L’orthographe, ce n’est pas logique ». J’étais un matheux, on devait accepter mon argumentation. L’orthophoniste aurait dû me parler des théories de Norman Chomsky. J’aurais changé d’avis, et qui sait, je serais devenu un élève parfait. Mais il était trop tard, mon cerveau retenait les mots phonétiquement. Ça m’étonne d’autant plus que je n’ai jamais eu le moindre don pour la musique (quelques leçons de piano durant mon enfance, puis, à dix-huit ans, une initiation à la guitare à seule fin de créer un groupe de Rock n’ont rien changé).
Je me suis lancé en littérature pour prendre ma revanche contre mon impuissance à manier le langage avec aisance. Si mes professeurs m’ont critiqué, ils m’ont toujours qualifié de bon narrateur. Et mes parents, malgré leur inquiétude, ne se souciaient pas de mes déboires littéraires. Eux-mêmes n’ayant pas prolongé leurs études, ils acceptaient mes faiblesses. Si je n’étais pas bon pour le français, je trouverais autre chose à faire. Mon père répétait toujours que le centralien de la famille était le plus stupide des hommes.
L’orthophoniste n’a pas établi de lien entre mon incapacité à chanter et mon orthographe lamentable. Je ne possédais pas la musique des mots, celle qui donne un sens instinctif de l’orthographe et que possèdent les musiciens que je connais. J’entrevois une explication. J’ai baigné dans un milieu où on ne lisait pas, où on n’écoutait pas de musique. Je me suis mis à lire de la science-fiction, par hasard, le jour où mon père m’a interdit de regarder un film de science-fiction. Prendre plaisir à lire m’a donnée envie de donner du plaisir à des lecteurs, et ainsi de suite. Ce n’est pas plus compliqué.
Lundi 28, Paris
Quand remontent les souvenirs d’enfance ? À quinze ans, avais-je le souvenir de mes dix ans ? Sans doute, mais un souvenir qui n’a plus aucun rapport avec celui que j’ai aujourd’hui. Mon passé se revit en moi et s’altére. À quel âge prend-on conscience du passé ? Le futur me semble donné dès le début. Le présent, par trop évident, est vite oublié au point d’exiger une quête quasi mystique pour être retrouvé. Mais le passé ? Il surprend par sa vivacité. Il se remodèle sans cesse. J’ai vécu mes premières années à Paris dans le souvenir idyllique de mon enfance et j’espérais prolonger cette époque par la littérature. En même temps, je me confrontais à la vie adulte et à ses affres fantasmagoriques. Paradoxe : en voulant prolonger le passé, je ne m’intéressais qu’à l’avenir, qu’à la vie que je souhaitais me bâtir.
Mardi 29, Paris
Retour en terrasse de café, au soleil de fin d’après-midi, aux murmures des autres. Lire Sartre me dégoûte de la pensée. Ça sent mauvais, ça renifle l’idéologie, ça ne tient pas. Le château de cartes s’est écroulé. À quoi bon dépenser autant d’énergie pour aussi peu de postérité ? Les idées anciennes nous fatiguent. Elles ne gardent un intérêt que quand elles sont mal exprimées et laissent une porte ouverte à de multiples interprétations.
Après avoir rejeté la réflexion sur la forme, il ne me reste plus qu’à m’abandonner à l’écriture spontanée, sans retour en arrière qui donnerait une fausse profondeur à ma pensée. La poétique surgit, les idées se ressassent. Je voudrais les abandonner à l’état brut, même incompréhensible. On me reproche souvent de ne pas tout dire, de ne pas livrer les étapes de mes raisonnements, mais elles n’existent pas et je ne vais pas les reconstruire a posteriori. S’il y a une logique, elle m’échappe toujours. Je ne suis pas assez intelligent pour penser ce que j’écris. Je me contente de faire le ménage, et plus je nettoie, plus j’affaiblis ma pensée. Je suis un écrivain de free jazz.