Samedi 1er, Keremma
Nous avons atteint cette fameuse année 2000 à laquelle tout le monde pensait depuis l’enfance. « En l’an 2000, j’aurais 37 ans », je me disais. Comment écrirons-nous les années dorénavant : 00, 01… ou 0, 1… ou 2000, 2001… Je m’étais habitué au 19 du XXe siècle. Certains disent que nous sommes encore dans ce siècle. C’est assez absurde. Quand un enfant naît, il a zéro année, mais il a tout de même commencé sa vie. Ainsi nous sommes entrés dans le XXIe siècle, celui des consciences artificielles. Internet remplace la voiture et le télégraphe de la fin du XIXe. Pour le reste, rien ne change, du moins dans nos idées.
Dimanche 2, Paris
Quatre millions de Juifs ont été exterminés durant la Seconde Guerre mondiale. Si on estime l’âge moyen de leur mort à 20 ans et leur espérance de vie à 75 ans, 4 000 000 x 55 x 365 x 24 heures de vie ont été supprimées, soit 1 927 200 000 000 heures. Maintenant, si on estime à six cents millions le nombre d’hommes et de femmes qui perdent quotidiennement une heure dans les bouchons, on constate que, en moins de dix ans, autant de vies sont effacées. Ces effacements ne sont pas de même nature, mais ils sont terribles à leur façon. Voilà les idées qui me viennent après les deux heures de bouchons essuyées au retour de Bretagne.
Lundi 3, Paris
Rendez-vous avec Mathieu au Flore. Il finit par me dire que Turista l’a dérangé. « Je ne veux pas être pris pour un toxicomane. » Puis il m’avoue qu’il se sent dépossédé, il m’accuse de plagiaire alors même que je n’ai pas lu plus d’une page de son texte, celle que j’ai annotée pour lui.
Mathieu m’a dit écrire un nouveau livre qui s’appellerait Cérébral, un récit d’hallucinations lucides provoquées par les états hypnagogiques. Mathieu est dans son temps. Je l’ai félicité sans lui rappeler que, en juin dernier, quand je lui ai parlé des hallucinations hypnagogiques, il ne leur avait jamais prêté attention.
Je n’éprouve aucune jalousie. Ces expériences sont loin de moi. C’est avant vingt ans qu’il faut les étudier. Après, il me semble qu’elles perdent en force.
Hier, Christophe me dit « La difficulté est de faire passer des idées abstraites sans recourir à l’abstraction. Dire des choses complexes par le seul biais de la fiction. Faire que le lecteur prenne conscience comme nous avons pris conscience. » Cette méthode de travail m’est étrangère. Quand j’éprouve une idée, je la transcris, je ne cherche pas à la traduire sous une autre forme, quoique l’écriture soit déjà une traduction. Je n’écris pas dans un but, surtout pas celui de traduire quoi que ce soit, je me contente de penser à voix haute.
Vendredi 7, Paris
Je recherche la conflagration mentale, je voudrais faire entrer le lecteur dans mon esprit. Je n’écris pas ce que je ressens, mais ce que je pense ou je vois, pour que le lecteur puisse ressentir ce que je ressens.
On me reproche le découpage en fragments de mes textes. L’interruption constante de la narration par la pensée. Je regrette ce procédé, mais ma vie est fragmentaire, une juxtaposition d’expériences diverses. Je souhaite que le lecteur puisse réédifier la continuité idéaliste.
Même l’homme le plus triste (ou le plus joyeux) échappe par instant à sa tristesse (ou à sa joie). Il songe à un match de foot, il achète le pain, il se souvient de son enfance.
Dans Turista, Vania m’obsède, mais elle va et vient dans mon esprit en même temps que mille autres pensées. Je me moque de faire passer mes idées, je veux provoquer la conflagration. Chaque idée aspire dans une direction. Le sujet de Turista est l’éclatement. Aucune préoccupation n’accapare l’esprit. Quand ce phénomène se produit, la vie perd tout intérêt en glissant de la polyphonie à la monophonie, à la monotonie. Je m’ennuie quand je ne pense qu’à une chose.
Certains livres philosophiques ou scientifiques provoquent le foisonnement qui interroge la réalité. Les romans, même les plus grands chefs-d’œuvre, plongent dans un continuum distordu.
Comme la science s’intéresse à la conscience, la littérature s’y intéressera, si elle ne s’y intéresse pas déjà depuis toujours. Une littérature cognitive après une littérature psychologique. Impossible d’échapper aux classifications.
La principale capacité du cerveau humain est de pouvoir se disperser. Le passage du coq à l’âne me réjouit, comme les paysages qui défilent au-delà des vitres d’un train. Être un voyageur de la pensée. La réalité mentale est entrecoupée comme la réalité extérieure. On démontrera que le cerveau repose sur des états discrets comme la matière.
Quelle que soit notre vigilance, nous ne pouvons pas noter tout ce que nous percevons et pensons. De ce fait, notre moi est intraduisible. Aucune œuvre ne sera jamais réaliste. On peut juste s’efforcer d’être plus réaliste, comme Malevitch fut plus abstrait que Kandinsky.
Samedi 8, Paris
Chatwin écrit de la littérature anthropologique. Il parle des hommes en tant que groupe et du point de vue des coutumes. Ma littérature cognitive implique l’emploi de l’énonciation, car je n’ai pas accès au déroulement de la pensée des autres.
Dimanche 9, Paris
J’ai l’impression d’écrire comme un universitaire, d’adopter la mauvaise pente de Barthes. Je viens de critiquer un texte où Nicolas présente ses photos. « Ne te cache pas derrière des concepts. » Je devrais prendre pour moi ce conseil, tenter une nouvelle plongée dans la fiction.
Lundi 10, Paris
Nuit agitée où je juge ma vie avec dédain. Dois-je imputer cet état au manque de soleil ? L’hiver me pousse à la somnolence. L’année qui vient de s’écouler m’aura prouvé que je peux encore aimer. L’amour n’est jamais définitif.
Mardi 11, Paris
Mise au point sur l’hyperconscience. Les mots éclairent la pensée. Les noms d’arbre aident à mieux voir la forêt. Les hypermots agrègent des ensembles de mots ordinaires – et du coup ils ne sont plus vraiment des mots – d’où la sensation de lucidité.
Mercredi 12, Paris
Plan pour La saga Vignaud :
1/ Enquête autour d’une disparition. Union entre le réel et la fiction, entre un homme et un dieu, entre le possible et l’impossible, le mortel et l’immortel. Le héros narrateur enquête sur la vie de Vignaud. Thème de la relativité des limites de la réalité.
2/ Les prémices d’une histoire d’amour. Vignaud dénonce le mensonge romanesque et écrit sa vraie vie. Thème des possibilités infinies d’interprétation autour des faits humains. Autour d’une fiction inconsciente (modèle romanesque), l’auteur construit une fiction consciente (modèle du nouveau roman).
3/ Les vertiges du désamour. L’interprétation proposée était tout aussi fictive que la première, Vignaud étant lui aussi un personnage. Thème de l’impossibilité d’interpréter alors il faut se limiter aux faits. Récit de mémoire de la vie réelle. L’auteur des carnets prend la parole, Vignaud devient son personnage.
4/ Journal d’une nouvelle vie. Des limites de la mémoire. Elle idéalise, masque, cache… Mieux vaut encore saisir en direct le réel et qu’importe si on manque de recul, le recul s’arrange pour se donner le passé qui lui convient.
Dans les trois premières parties, deux lignes narratives s’opposent (Carnet/Fiction, Fiction consciente/Fiction inconsciente, Je présent/Je passé), elles symbolisent en quelque sorte le dualisme, l’indécision, les tensions antagonistes. Dans la quatrième partie, une seule voix s’exprime, une et indivisible malgré le doute.
En écrivant, je limite l’usage des relatives et des liaisons, posant les phrases les unes à côté des autres. Je n’enchaîne pas, ce qui implique un style heurté, mais j’espère que les phrases lancées dans des directions diverses provoqueront la conflagration au même titre que des paragraphes écrits dans des moments différents. Mon style traduit mes préoccupations. Il ne découle pas d’une lubie esthétique.
Idée. Passer quelques mois avec un homme célèbre et écrire le journal de sa vie. Un businessman anglo-saxon serait parfait.
Idée. Si nous partons vivre à Londres, j’écrirai le journal d’un expatrié. Le récit de l’invention d’un nouveau quotidien. Comment les chemins deviennent vite habituels. Ce sera aussi l’histoire d’un homme partagé entre le nord et le Midi, entre le gris et le bleu. Un journal du début du XXIe siècle.
Hier soir, conversation avec Ariane. Dans Turista, elle aime les passages romanesques écrits a posteriori, encore une raison pour penser à nouveau à la fiction. Malheureusement, je n’écrirai pas des contes fantastiques, je ne reviendrai pas à l’époque du jeu de rôle. Pourquoi pas après tout ? Plonger le réel dans la fiction pour mieux l’interroger.
Décrire le réel avec style, c’est le travestir. Seul un auteur débutant peut être réaliste, car il n’est pas conscient de son esthétique.
J’ai expliqué à Ariane que Turista était un livre non planifié, un jet brut. J’ai mis des années à mettre au point cette forme.
Vendredi 14, Paris
La probabilité de nous retrouver à Londres dans quelques semaines augmente. Quand j’ai dit à Isa de tout faire pour avoir le job, j’ai pensé rebondissement, narration, immersion dans l’anglais pour me renvoyer une nouvelle image de moi-même et du monde. Cette plongée dans l’étranger changera ma littérature. J’ai encore une fois réagi en écrivain, tout en aidant Isa à sortir d’une impasse professionnelle.
Je rêve de la lumière du Midi et m’en éloigne alors que les travaux de construction de la maison commencent. Depuis Londres ma vie passée changera de couleur, elle sera plus objective, plus loin de moi et moins douloureuse. Peut-être que je ne supporterai pas cette expatriation, peut-être qu’Isa et moi ne nous supporterons pas, peut-être que notre amour encore éphémère se cassera la figure.
Parfois, je me dis que je n’ai jamais aimé. Mes histoires sont toujours sérieuses. Je n’ai jamais été un homme d’aventures pas plus que de short stories. Je ne vis que des romans. Je manque d’éclectisme amoureux comme littéraire.
Samedi 15, Paris
Steven Pinker montre que nous ne pensons pas avec le français, l’anglais… mais avec le langage de la pensée, un langage sous-jacent. Après s’être moqué des philosophes qui disent que nous pensons avec les mots, Pinker arrive à la même conclusion qu’eux. Qu’est-ce qu’un langage, sinon un outil pour interconnecter des concepts et des représentations ? Pensée et langage seraient synonymes.
J’oscille entre l’euphorie et l’atonie. Je m’imagine porteur d’une œuvre, puis je succombe devant ma banalité. Au moins, j’éprouve le plaisir de me sentir génial de temps à autre. C’est déjà un immense privilège. Pour le reste, je ne suis qu’un organisme supérieur qui sent l’avenir se précipiter sur lui. Maison en construction à Balaruc. Prochain départ pour Londres. Est-ce l’effet 2000 ? Beaucoup de choses aspirent au changement, et aussi bien rien ne changera : mon ébullition entraînera une simple évaporation. Je finirai une fois de plus insatisfait. Si je trouve un éditeur pour Turista, je me donnerai d’autres objectifs, difficiles, pour être sûr de finir insatisfait.
François au sujet de La Saga Vignaud : « C’est un projet baroque. Le baroque, c’est montrer que le merveilleux réside dans la réalité en mettant de l’or partout. C’est un projet foncièrement athée. Le merveilleux est ici et maintenant, non dans une réalité transcendante. » Lumineux. J’avais tendance à ne considérer le baroque que pour la surenchère esthétique. Je ne partage pas la méthode, mais j’aime le projet philosophique. Je suis un néo baroque, un baroque minimaliste.
Dimanche 16, Paris
Je n’ai jamais eu de relation avec les vieux. Mon grand-père Léopold, le seul qui s’est occupé de moi, est mort quand j’avais 7 ans. Je découvre un nouveau monde dans la famille d’Isa. Sa grand-mère et sa tente de 80 ans pétillent de plus d’intensité que bien des jeunes que je connais. Je ne me suis pas senti le courage de les contredire. Est-ce l’origine du respect ? On ne peut faire autrement que se taire sinon la lutte serait inégale. Ou peut-être par peur d’apparaître plus faible que ceux censés être faibles ? J’attends qu’un grand-père de 90 ans me surprenne. J’aspire à devenir un grand-père surprenant.
La littérature commence par l’écriture. Quelle est la mienne ? Je suis incapable de me définir, de sentir ma distinction, sinon au niveau des métastructures. Mon écriture m’échappe. Pourquoi alors écrire si je suis incapable de savoir ce que je fais ? Je suis un peintre qui choisit ses couleurs au hasard. Je ne fais que chercher une solution à l’équation de l’existence.
On dit La France, L’Amérique, La Chine, mais on dit Georges, François, Dieu. Pas d’article devant les noms propres. J’ai un mal fou à écrire l’Internet, à en faire un pays. Je personnifie le réseau. C’est une erreur, mais je m’en moque. Internet, c’est plus beau que l’Internet.
Mardi 18, TGV
Imaginons un être fabriqué par nous, de plus en plus intelligent, puis abandonné à lui-même, dans un univers virtuel animé par nous. Il se retrouve seul et finit par nous imaginer. Il nous appelle Dieu et obtiendra, après beaucoup de recherches, la preuve de notre existence.
Le hasard va dans toutes les directions, se contredit, brouille les pistes, produit de l’inutile qui peut finir par devenir utile.
Comprendre une chose n’est pas perdre son intérêt pour elle, sinon cette chose ne mérite pas le temps que nous lui avons consacrée. N’en va-t-il pas ainsi des amourettes ? À l’espoir insensé des premiers jours succède la déception grandissante. Damasio dit que « Le parfum de la rose continue à embaumer même si on en connaît la structure moléculaire. » Elle continuera d’embaumer même quand on comprendra le fonctionnement du cerveau. La compréhension n’empêche pas le plaisir.
Isa vient d’obtenir son job à Londres. Il lui reste à négocier le salaire. Et après ? Changer de vie ? Ça me paraît impossible, et dépourvu d’intérêt, d’ailleurs. Nous irons à Londres et rien ne changera, qinon que je tournerai la page de mon passé.
Mercredi 19, Balaruc
Temps splendide, mistral faiblissant, ciel pur et soleil caressant. À Londres, je serai encore plus loin des beautés du Midi et devrai en découvrir d’autres.
L’expatriation n’a aucune réalité, du moins avant le départ. Quitter son pays en sachant qu’on ne le reverra jamais devait provoquer une étrange sensation chez les anciens émigrants ? N’avaient-ils pas toujours l’espoir secret de rentrer chez eux ?
Avant de partir pour Paris à la fin de mes études, je m’étais dit que c’était pour deux ans et j’y suis resté douze. En ira-t-il de même pour Londres ?
Cette nuit, j’ai pensé aux détails techniques : location d’un appartement à Londres, comptes bancaires, sécurité sociale… J’ai toujours été touriste et m’installer dans un pays étranger, même très proche, me déroute quelque peu.
Peut-être qu’Isa ne s’entendra pas sur le salaire et que nous resterons à Paris. Ou peut-être que nous ne nous entendrons plus et que j’y resterai seul. J’ai pris l’habitude de ne plus me projeter vers l’avenir. J’aurais pu avoir un enfant d’une autre femme, cet évènement aussi aurait pu changer ma vie. Il l’a fait d’une certaine manière, par sa non survenue.
Cet après-midi la maison dans le Midi est devenue réalité. Nous avons tracé les fondations. J’espère me construire un havre de paix.
Mon récit londonien ne présentera un attrait que si le séjour réussit. Le désir de récit est-il encore une fois à l’origine d’une décision dans ma vie ? Influencera-t-il le séjour ?
Je suis parti au Mexique pour écrire Turista tout en mettant à l’épreuve mon amour tout neuf pour Isa. C’était peut-être la raison la plus profonde et je ne l’ai pas écrite. J’ai placé Vania dans une situation embarrassante et je me suis protégé. Pour Londres, le récit sera accessoire. Paris me fatigue. Avec Isa, ce sera pour de vrai, tout en sachant que la nouveauté inhérente au voyage influencera nos vies comme mes prochains livres.
Isa aussi a ses raisons de partir, elle aussi laisse une ancienne vie… À Londres, son bureau sera au cœur de Soho, nous essaierons de trouver un appartement à proximité.
Nous finirons par fabriquer des systèmes intelligents, bientôt plus intelligents que nous. Leur évolution sera des millions de fois plus rapide que celle de la vie biologique (car nous sommes plus intelligents que l’évolution naturelle). De 1950 à 2050, l’intelligence artificielle passera de celle des organismes les plus simples à celle des mammifères les plus évolués, voire au-delà. Cent ans contre presque quatre milliards d’années.
Les IA nous dépasseront-elles en tout point ? Elles seront scientifiques à coup sûr. Seront-elles meilleures philosophes ou artistes ? Les interrogations des auteurs de SF deviennent de plus en plus actuelles.
Disparaîtrons-nous comme Neandertal ? Garderons-nous un jardin secret ? Celui de l’irrationalité. Mais n’est-ce pas le phénomène le plus simple à simuler ? Le sens esthétique alors ? Peut-être qu’il ne naît qu’après une longue évolution culturelle. Mais les IA hériteront de notre culture.
Nous disparaîtrons sans doute, mais nos consciences se perpétueront dans les machines. L’homme biologique n’est guère important, une simple étape dans l’histoire de la conscience. Cette idée m’effraie moins que celle de la mort. Mourir est acceptable du moment que nos souvenirs se prolongent, que d’autres hommes ou des robots emboîtent nos pas. Voilà quelle sera la grande révolution du XXIe siècle.
Construire une maison dévore le temps. Combien de jours ai-je déjà passés à dessiner, discuter, redessiner, calculer ? Maintenant, je crains d’avoir commis des erreurs.
Vignaud pourrait être le premier homme à nouer un contact extraterrestre, du moins son biographe l’imaginera. Vignaud aurait découvert un artefact abandonné dans le système solaire. Renoncer à la tentation du roman sur le roman.
Montrer qu’à partir d’une simulation aux règles simples, agissant sur des milliards de variables, on peut aboutir, après une phase de chaos, à des structures identiques à celles décrites par les théories physiques. La simulation serait une autre façon d’aboutir au même résultat, une façon plus réaliste et moins abstraite que les lois mathématiques.
Vignaud pourrait être l’homme qui fait basculer l’histoire des mathématiques aux simulations. Un pionnier de la fin du XXe siècle, mais vite démodé, le basculement étant déjà en cours. De toute façon, les approches mathématiques et par simulation cohabiteront. La réalité ne dépend pas de comment nous la décrivons, mais de comment nous l’appréhendons.
Jeudi 20, TGV
Pour savoir si ce que nous faisons à un sens, il suffit de se demander ce que nos projets deviendraient si nous mourions à l’instant. Un scientifique travaille pour les autres scientifiques, son travail a donc un sens. Celui d’un instituteur aussi. Quel est le sens du travail d’un spéculateur ? Que l’argent soit dans sa poche ou dans celle d’un autre n’a aucune importance. Que je construise une maison n’a pas de sens, en tout cas si je n’ai pas d’enfant. Mais les amis me rendront visite. Et mon travail prendra du sens pour eux. Il en va de même pour le spéculateur quand il partage ses bénéfices.
Comment l’œil, un capteur, pourrait-il être le reflet de l’âme ? On parle de regards vifs, intelligents, éveillés, sombres, niés… Quelle relation l’œil entretient-il avec la vie intérieure ? L’œil vu nous trompe-t-il ? Mais nous jugeons souvent les gens d’après lui. La vivacité ou l’intelligence se mesurent peut-être en fonction de la dynamique oculaire. Un œil animé reflète plus de lumière, il paraît plus vivant. Que dire alors de l’œil d’un rapace ? Plus qu’à la vitesse, nous devons être sensibles à un rythme oculaire. Il doit être possible d’estimer le QI rien qu’en observant les yeux (cette mesure prendrait ainsi en compte toutes les formes d’intelligence). Cette mesure serait toutefois relative à l’état moral du sondé.
Samedi 22, Paris
Voler une idée me paraît un crime. La vie s’appuie sur l’assassinat, la survie du plus fort, alors que le vol d’idées ne tente que les humains. Il s’agit de dépouiller un autre de ce qui constitue sa spécificité. Me sentir attaqué par un voleur d’idées me révulse. Je n’en ai pas dormi de la nuit.
Dimanche 23, Paris
Certaines personnes, en s’appropriant les idées des autres, finissent par se persuader qu’elles sont les leurs. J’ai eu l’idée d’une maison d’édition en ligne qui vendrait en direct uniquement et qui publierait les textes de tous les auteurs qui le souhaiteraient. J’évoque cette idée à François et à Claire en automne, ils décident de se lancer à Noël, maintenant ils voudraient m’écarter, me disant que j’ai juste cristallisé une idée qui était dans l’air. Je ne prétends pas le contraire, mais l’idée n’était pas dans leur air à eux, moi seul dans leur groupe la respire, et quand on ne respire pas une idée on n’en fait rien.
Mardi 25, Paris
Soleil, et moi dans ma chambre à soigner un gros rhume. Me laisser aller à des phrases insignifiantes parce qu’elles me donnent l’occasion de commencer à écrire et noter leur insignifiance.
Je viens de prendre 10 % dans le projet Olympio, la maison d’édition ouverte et numérique dont j’ai eu l’idée. C’est ridicule. Un écrivain n’est pas éditeur, surtout pas moi, pour qui rien ou presque ne vaut la peine d’être publié.
Pourquoi aimons-nous les histoires ? Parce que nous nous en racontons sans cesse. Les retrouver dans les romans nous rassure, en nous démontrant que nous ne sommes pas fous.
Mercredi 26, Paris
Il neige dans le Midi et le soleil brille sur Paris. Encore des mots pour me rassurer et me moquer de la prison où je m’enferme. Je ne suis qu’un toxicomane littéraire.
Un homme et une femme se rencontrent dans la cohue, face à face, plaqués l’un à l’autre.
1/ Ils se regardent dans les yeux, se sourient et s’embrassent sans réfléchir.
2/ La femme gifle l’homme et s’éloigne.
3/ L’homme s’excuse, la femme sourit, ils échangent quelques mots…
Il ne s’agit que d’une possibilité parmi une infinité de choix possibles. Il faudrait écrire des histoires quantiques, mais la répétition épuiserait l’écrivain comme le lecteur.
Bouvier écrit « On a souvent plus de profit à lire les voyageurs qui écrivent que les écrivains qui voyagent. »
Un voyageur aurait un style de voyageur, tandis qu’un écrivain ne pourrait pas s’empêcher d’être écrivain. En voyage, il continue comme avant, alors que le voyageur ne se met à écrire que parce qu’il voyage. Moi, je suis quoi ? Un voyageur de la vie qui se raconte dans son journal.
Dans Oasis interdites, Ella Maillart décrit ses faits et gestes, ce qu’elle voit ou entend. Jamais la moindre réflexion abstraite. Elle se cantonne à l’expérience immédiate, elle donne à revivre ce qu’elle a vécu, elle nous laisse libres de penser ce que nous voulons. Par son approche littéraire, Ella Maillart est une voyageuse qui écrit. Chez l’écrivain qui voyage, l’expérience intérieure domine les faits.
Jeudi 27, Paris
Londres devient une réalité. Nous décidons quelles affaires partiront dans le Midi, qu’elles partiront pour l’Angleterre. Quel tournant s’apprête à prendre ma vie ?
Vendredi 28, Paris
La nuit dernière, j’ai mal dormi, non à cause de mes habituelles pensées récurrentes, mais d’une agitation intérieure sans objet, un état de désordre. Est-ce parce que je ne fais plus beaucoup de sport, sinon de longues marches dans Paris ? Ou est-ce parce que nous partons ? Vivre à Paris m’a fait prendre conscience de mon attachement au Midi… et maintenant, alors que j’ai passé un tiers de ma vie à Paris, je dois renoncer à ma parisianité. Je m’apprête à me transformer en étranger. Je n’éprouve aucune excitation consciente.
Je repense à mon entrée sur le périphérique un soir de mars 1987, quand je me croyais à l’autre bout du monde, prêt à gagner mon indépendance et à mener une existence flamboyante. Je n’avais pas prévu que la littérature serait plus laborieuse que le pire des romans. Mais j’ai continué à rêver, continué à écrire.
Je me parle en anglais et redeviens un enfant. Mes idées se simplifient. Les Anglais me prendront pour un débile. Peut-être, je serai plus sympathique. Un homme qui ne dit rien ne dérange pas. Londres sera un nouveau lieu d’expérimentation. Je ne sais pas écrire sans que le lieu m’influence. Je suis davantage un auteur géographique qu’un écrivain voyageur.
Samedi 29, Paris
J’envoie à Actes Sud mon premier exemplaire de Turista. Je ne suis pas convaincu par mon texte et seuls les passages écrits a posteriori me semblent cohérents. Ils ont été écrits aussi spontanément que les autres, mais simplement alors que j’avais une idée plus claire du livre.
Lundi 31, France Inter
Je serai interviewé durant le journal de 13 h pour mes livres sur Internet. Je n’éprouve aucune appréhension, parler en public m’amuse, je fais toujours le clown. Je donnerai le change, ferai croire que je suis passionné.