Samedi 4, Paris
Dylan Thomas écrit à peu près : « Un poète ne boit pas quand il écrit, mais le reste du temps. »
Dimanche 5, Paris
Les idées arrivent, nous les prenons. Leur ordonnancement logique vient après coup, artificiel, sans rapport avec la réalité du surgissement. Toute causation d’un discours artistique revient à prendre le spectateur par la main.
Hypocrisie de vouloir découvrir quelqu’un. C’est le prendre pour un objet, pire que de se servir de lui pour qu’il influence notre vie. Nous n’accédons pas à la souffrance de l’autre par l’approche directe. L’autre nous est étranger. Nous pouvons être avec lui, vivre avec lui, l’écouter, mais jamais le connaître. Le doute subsiste, sinon au sujet du cœur de la subjectivité, cœur sans doute assez semblable entre les individus. Je ne m’intéresse donc pas à l’autre par lui-même, mais à son influence sur moi. Je n’ai rien à chercher, aucun effort à produire.
Mardi 7, Paris
Si, au Mexique, tout s’était passé pour le mieux avec Vania, Turista n’aurait pas existé. L’écrivain se nourrit du désordre. Il recherche les grains de sable dans l’horlogerie sociale. Je ne pouvais souhaiter que ça marche. Je voulais une relation médiocre pour mieux exprimer ma façon de combattre la médiocrité en général, et la mienne en particulier.
Le solipsiste accorde une valeur objective à ses émotions. Telle œuvre le touche parce qu’elle possède une qualité universelle (la réalité étant en lui, les émotions appartiennent à la réalité, elles passent hors de lui, car le solipsiste a rarement la conscience de son solipsisme). Il ne comprend pas qu’un autre homme ne puisse percevoir cette qualité. Il le croira dépourvu de sensibilité. Le réaliste ne reconnaît des qualités émotives que relativement à lui-même. Pour lui, une œuvre n’existe pas en elle-même, mais relativement à une esthétique.
Mardi 14, Paris
Pause café. Rêverie, ambiance studieuse. On lit, on écrit et la serveuse va et vient entre les tables.
Mardi 14, Paris
Bouvier, comme la plupart des écrivains voyageurs, écrit une fois de retour chez lui. Il voyage pour découvrir le monde et connaître l’illumination. Je voyage pour la même raison, mais aussi pour écrire à l’instant de l’illumination. Je m’essaie à une saisie directe et instantanée. La suite du travail se limite à polir mes textes. L’essentiel doit être là, dès le départ.
Mon écriture n’invoque pas les souvenirs, elle ne réinvente pas la réalité a posteriori en lui donnant une coloration romanesque, voire romantique. Toutefois, elle trahit le réel peut-être autant que l’écriture du souvenir.
Mes textes ne dépendent pas toujours de ma situation physique. En cet instant, dans mon lit parisien, les phrases de Bouvier m’inspirent des pensées comme le feraient des vestiges anciens. Ce matin, d’ailleurs, de ce même lit, j’ai découvert un arc-en-ciel sur les toits de Paris. Le voyage stimule simplement mes sens.
Chez Bouvier, le voyage a précédé l’écriture. Chez moi, c’est le contraire, même si j’ai moi aussi passé mon enfance à rêver devant des atlas et des mappemondes.
Le réaliste s’interroge, l’idéaliste propose des systèmes explicatifs. Il a besoin de réponse.
Le mystique veut gagner la connaissance sans user de la rationalité. Voici en tous cas ma définition. L’art serait la voie royale quand mysticisme et rationalisme se complètent plus qu’ils ne s’opposent.
Mercredi 15, Paris
Parce que l’illumination ne peut se dire, j’ai échoué jusqu’à présent dans mes entreprises littéraires. Je voulais exprimer la félicité sans recourir à la poésie ou à la musique. Le réalisme empêche toute approche directe, l’illumination doit se contourner, se laisser deviner. On peut tout au plus inciter le lecteur à se mettre en situation pour la connaître.
Lundi 20, Balaruc
Je me disperse, m’éparpille. Impression de ne rien avoir écrit depuis des années. Me remettre au travail. Tenir à distance le « je », abandonner la description, peut-être revenir aux personnages, mais je ne m’intéresse ni à la psychologie, ni à la vraisemblance des caractères.
Je retravaille Ne rien faire et constate combien les moments d’hyperconscience apparaissent lointains au quotidien. Tout ça n’a aucun sens pour la plupart des gens. De la science-fiction. Les mystères et les questions limites n’intéressent que les dilettantes.
Quand j’étais ingénieur ou journaliste, je ne disposais que d’une disponibilité minimale. Il me fallait du bref, de l’intense, du consommable. Quelle forme adopter pour viser une fenêtre aussi étroite ? Je ne sais même pas si la cible m’intéresse.
Mercredi 22, Balaruc
Une amie lit Turista et me reproche mon ton professoral (professeur à Science Po, elle sait de quoi elle parle). C’est encore un de mes travers, je le sais. Dans mes carnets, je m’explique les choses à moi-même, je me les enseigne. Je devrais m’imposer quelques règles :
1/ Aborder la théorie avec humour. Ne pas oublier qu’elle est un jeu de spéculation, un pur plaisir intellectuel. Souvent on me prend pour un dogmatique alors que je souffre de tous les dogmes de l’édition française.
2/ Éviter de généraliser, toujours montrer comment un système mène à son contraire.
3/ Me moquer de moi-même.
4/ Maintenir la tension romanesque. Dans Turista, vais-je baiser avec Vania ou non ? La divergence intellectuelle n’empêche pas le désir, au contraire. Et si cette divergence résultait d’une frustration ?
Je vais au cinéma avec mes amis pendant que leurs femmes vont voir un autre film. Comme s’il y avait des films pour femmes et d’autres pour hommes.
Vendredi 24, Sète
Noël me plonge dans ma solitude, dans cette autre vie refusée, ou plutôt interdite. Cette année encore je serai avec mes parents et moi-même. Malgré tout, je n’envie pas l’existence des autres.
De la possibilité de partir vivre à Londres. Je n’y pense pas, je ne projette pas, je ne projette plus rien d’ailleurs, j’ai enfin gagné le présent et je n’ai plus aucun moyen de le fuir.
Par nature, je ne suis pas drôle, ce qui ne veut pas dire triste. Si je n’ai jamais inventé de blague, si je n’aime pas en raconter, j’aime bien en entendre. Je me méfie de l’humour. Je ne cherche pas à faire rire de peur de laisser de marbre (j’ai tendance à faire la même chose avec les femmes… j’évite les avances de peur de prendre une veste). Alors je laisse l’humour jaillir naturellement de ma différence par rapport aux autres. Pour m’amuser, il me suffit d’une pensée inattendue.
Dans mes textes, mes personnages doivent devenir mes critiques et vilipender mon ton professoral. En même temps, je dois cesser de parler de moi. Je finis par me fatiguer de moi-même. L’abstraction est encore pire que les ressassements. J’ai du mal à ne pas donner l’impression que je me prends au sérieux.
Samedi 25, Balaruc.
Depuis la Pointe, Sète : la ville dessine une masse blanche sur le ciel bleu gris. Température agréable. Calme plat. Cris des mouettes et des goélands. Je suis endolori par le sommeil (je me recharge après quelle décharge ?).
L’évolution ne recherche pas l’économie de moyen (et nous le faisons parce que nous sommes conscients des moyens). Une innovation sera préservée si elle apporte un bénéfice à un coût supportable (le coût, ou le bilan énergétique, ne nécessite aucune conscience… il n’entraîne une économie de moyen qu’en période de pénurie).
La notion de bénéfice est relative. Une bactérie peut avaler un virus qui générera des protéines pour la tuer, mais qui en même temps tueront des bactéries ennemies. La bactérie infectée s’alliera alors à des bactéries diffusant un antidote. Ainsi sont apparus les premiers comportements sociaux.
Nous n’agissons pas différemment. Je me sépare d’une femme, j’en aime une autre, elle me fait rencontrer d’autres gens, elle infléchit ma vie… Seules quelques inhibitions empêchent de répondre à toutes les tentations.
En marchant jusqu’ici, je suis passé devant le bar de la jetée où vivait mon oncle Charles. Un autre jour de Noël, il m’a offert un vélo rouge, m’a appris à pédaler sans l’aide des roulettes… Cette autre vie est presque oubliée et encore si proche. Peut-on vivre dans toute l’étendue du temps de notre vie comme l’a supposé Proust ? Par brefs instants, et encore.
Ces derniers jours, j’ai évoqué à plusieurs reprises le camp de concentration que j’ai visité à dix ans, comprenant définitivement les horreurs de la Shoah. À dix ans, je suis entré dans une chambre à gaz et j’en suis ressorti vivant. Les enfants devraient vivre cette expérience. Et puis cesser d’y penser. Ils comprendraient pourquoi les livres et les films sur la question sont toujours en deçà de la réalité.
Je me souviens clairement du voyage scolaire qui nous amena en forêt Noire. C’était en avril durant les vacances de Pâques. Il faisait un froid terrible et j’étais couvert pour affronter un printemps méridional. Mes tennis ne tenaient pas à distance la neige de mes orteils gelés. Cette petite torture m’a aidé à comprendre la torture des prisonniers.
De ce voyage, je me souviens aussi de la cathédrale de Strasbourg, d’un château fort en briques rouges (Haut-Koenigsbourg) et de pendules à coucou. Alors que nous revenions du château, une voiture doubla en trombe notre bus. Quelques virages plus tard, nous l’avons retrouvée perchée dans les arbres en contrebas de la route.
Dimanche 26, Balaruc
L’évolution essaie dans le désordre jusqu’à découvrir de la nouveauté. Notre cerveau ne fait pas autrement. Une idée équivaut à une mutation génétique. Il faut alors la tester pour voir si elle est bénéfique. Si les scientifiques et les techniciens procèdent de cette façon, les artistes, moins soumis aux contingences, peuvent conserver des innovations sans avantage. Un journal intime, où rien ne doit être censuré, pousse ce système à l’extrême.
Notre cerveau n’est pas un organisme en cours de dégradation. Il peut créer de nouveaux neurones. Nous vivrions des hyperconsciences lors de l’établissement de nouvelles connexions entre des régions cérébrales étrangères.
Lundi 27, Balaruc
On sait qu’on aime quelqu’un lorsqu’il n’est pas là, on le sait d’autant plus quand il ne sera jamais plus là. Dire « Je t’aime » à quelqu’un près de nous est plus difficile, car la proximité entraîne le doute qu’annihile la distance (en même temps qu’elle avive le désir insatisfait). Et dire « Je t’aime » par hasard est encore plus difficile.
L’année s’achève et je n’ai plus la moindre idée. Turista est incomplet, faute d’une dimension fictive. Il lui manque un des pans essentiels de la vie. On ne saisit le réel que par contraste par rapport au rêve. La fiction appartient au réel. Il faut rechercher la fiction dans le réel, le romanesque dans nos vies, et non mettre du réel dans la fiction.
Turista était une performance. Je dois y ajouter une perspective chevaleresque. Du possible à l’impossible. Mais je ne sais pas comment. J’ai juste l’intuition que seule la fiction peut traduire l’hyperconscience et en produire en retour. Revenir à mes carnets. Les revisiter sans cesse.
Je croyais ne plus progresser dans l’art d’écrire. C’était une croyance absurde. Je suis encore un débutant et le serai toujours. Progresser, c’est être conscient.
Mardi 28, Balaruc
Je viens de passer une semaine à méditer sans que rien de neuf ne jaillisse. J’ai l’impression de ne plus fonctionner comme avant. Les hyperconsciences me manquent. Je sens le besoin d’écrire de façon plus structurée que dans mes carnets et, en même temps, le carnet reste une forme littéraire possible. Mais j’ai peur de m’y répéter. Quand je compare Équinoxe d’automne et Turista, je me dis que rien n’a changé dans mon écriture en huit ans. Je dois m’imposer des règles draconiennes :
1/ Ne plus critiquer les gens, surtout les touristes et les amis.
2/ Comparer, révéler des rapports par la description.
3/ Plonger dans la fiction. Toute vie n’est-elle pas une fiction du moment qu’on la rêve ?
4/ Renoncer au « Il faut ». C’est ainsi que je ressemble à un prof, j’interdis la discussion. Même le « Je dois » est limite.
Si avec Isa nous partons vivre à Londres, j’écrirai un nouveau carnet de voyage. J’ai dit : « Partons, essayons… » parce que j’éprouve le besoin de changer l’ordre de ma vie. Il me faut au moins déménager, marquer le changement.
Quels que soient mes projets, je dois m’exercer au carnet. Des choses viennent de temps autre.
1/ Se lâcher.
2/ Retranscrire.
3/ Réorganiser.
Pas de secret, je connais cette chanson lancinante.
Mercredi 29 décembre, TGV
Récuser tout système, toute vérité, se placer dans le provisoire et le devenir. Dans cet espace, rechercher la beauté.
Je n’ai plus d’idées. Je dois repartir à l’assaut de la montagne dont je dégringole sans cesse. De quoi parler ? De l’amour ! Ou d’une prairie au-dessus d’une vallée alpine ?
Dans le domaine des idées, je ne vois rien de plus merveilleux que les théories scientifiques. Elles nous projettent vers l’avenir. Par leur dynamisme, elles relèguent les philosophies dans les rayonnages les plus poussiéreux des bibliothèques.
Rire. Le rire absurde ou le rire à cause de l’absurdité du monde. Atteindre le fond de la futilité. Comment accéder à la pleine conscience ? Non pas celle des bouddhistes, ou toute espèce de conscience codifiée, mais comment se débarrasser des idées imposées ? Et laisser libre cours à la rêverie… quand la fiction ressurgit.
Je crois que l’art et la science sont de même nature et exigent des hommes les mêmes qualités. Ils s’opposent à la philosophie. La pensée doit se dissoudre dans l’esthétique, dans l’action de construire le monde.
Le récit de voyage décrit le visible (artistiquement) et l’éprouve (scientifiquement). Il trace une carte pour retrouver un espace dans le temps. Alors lui ajouter la fiction pour lui donner toutes les dimensions de l’existence. Mais non pas inventer une histoire. S’efforcer de la vivre pour se confronter au réel de manière inattendue. Frôler les limites en se droguant ou en aimant ou en inventant un scénario de jeu de rôle pour sa vie.
Il y a le voyage du corps dans l’espace et celui de l’esprit qui mène à l’illumination. Le roman doit traiter du voyage interdit au corps, celui aux frontières de la morale construite par l’évolution pour faciliter la survie de l’espèce. Je ne me suis jamais lancé dans cette direction. Je me suis contenté de critiquer mes amis pour leur frigidité intellectuelle.
À quel fondement pourrait encore s’attaquer le romanesque ? Montrer que nous ne décidons jamais et que nous ne différons guère des ordinateurs. Le héros qui ne décide pas, ou par hasard, un héros victime des contingences. Un roman contre l’existentialisme et aussi un manuel pour devenir existentialiste, car si nous ne sommes pas libres nous pouvons le devenir une fois conscient de notre impuissance à choisir.
L’assassin n’est pas coupable. Sa faute existe, sa culpabilité, non. Être coupable implique d’avoir agi en toute volonté (et non en toute conscience). La volonté, si elle existe, est apparue après la conscience. Pourquoi a-t-il tué ? Personne ne peut le savoir. Il a tué pour voler. Pourquoi avait-il besoin de voler ? Pour se payer une voiture ? Pourquoi avait-il besoin d’une voiture ? En poursuivant cette chaîne de question, on peut aboutir à la culpabilité d’un publiciste, puis du diffuseur de la publicité, puis aux scientifiques qui ont permis cette diffusion. Nous sommes tous coupables.
Scénario : Une femme aime un homme, mais les amis de la femme n’aiment pas cet homme. Ils se demandent la raison de cet amour et s’épuisent en hypothèses. Ils découvrent des faits et se racontent de nouvelles histoires, et ainsi de suite, aucune explication ne tient debout.
Je pourrais me livrer à cet exercice. Revenir à mes notes et gloser dessus. Ou je pourrais me pencher sur un personnage historique et interroger ses motivations. Mais j’ai peu de goût pour les recherches historiques (et lire des dizaines de livres — j’ai trop tendance à me disperser). Je préfère que l’écriture vienne librement hors de tout projet dirigé.
Le monde doit engendrer les mots au hasard. Je n’aime pas les livres travaillés à l’excès, surtout ceux des philosophes : ils nous font croire à un mode de pensée qui n’existe pas. Peu importe les incohérences et les contradictions. Je m’intéresse à l’effet sur le lecteur plus qu’à ce qui fait de l’effet. Encore plus qu’un roman, un essai philosophique devait être désordonné dans sa forme et ses raisonnements. La forme importe plus que le fond : contrairement aux idées qu’elle véhicule, elle ne devient jamais fausse. Tout au plus elle se démode.
La pensée est anarchique comme les dernières toiles de Picasso. On peut comprendre ce qui est dit, mais en aucune manière pourquoi c’est dit. On peut comprendre les lois de l’univers, mais on ne saura jamais le pourquoi de ces lois. La question en elle-même est absurde. Nous découvrirons comment fabriquer de la diversité, mais cette diversité nous échappera toujours. Aucun entendement ne peut embrasser une infinité de possibilités, sinon au cours de brèves illuminations, mais il s’agit alors d’une autre forme d’entendement.
Nous ne devenons créateurs que si une chose nous pousse en avant, nous déplace. Le déplacement physique est ainsi un générateur de nouveauté. Dès que l’esprit flanche, envoyer le corps en voyage et le cerveau finit par produire de lui-même de l’inattendu, remède à tous mes maux.
Plutôt qu’interroger les actes d’un personnage historique, je pourrais interroger un texte classique. Expliquer itérativement les motivations d’un personnage, la vérité ne résidant pas dans les explications, mais dans le style, cette grande chimère.
Je ne suis ni artiste, ni philosophe, ni scientifique, mais un peu tout cela en même temps. Comment faire autrement ? Comment renoncer à vivre plusieurs vies ? Reprocherait-on à un écrivain d’être aussi amoureux ? Ou d’être un homme d’affaires ? Un écrivain qui ne ferait qu’écrire n’aurait pas grand-chose à dire. Même Flaubert ne s’est pas contenté d’écrire. Je voudrais aussi être une vache et brouter dans les prairies. Je ne connais rien de plus exaltant qu’un champ d’herbe fraîche.
Les enfants s’impatientent plus vite que les adultes parce que le temps passe moins vite pour eux.
Jeudi 30, Paris
Nancy Huston. Écriture limpide, grande économie de moyen… mais après ? Je ne me confronte à rien d’étrange ou de surprenant. Tout est trop parfait, trop correct, sans aspérités, jamais elle ne m’irrite ou me dérange. « Cette femme est bien, me dis-je, elle pense juste, mais elle ne porte pas un monde en elle, elle reflète celui de tous les jours. » Mes livres donnent-ils la même impression ? Un grand écrivain nous fait perdre pied. Il ne pense pas exactement comme nous et comme le veulent les conventions. Ainsi, il nous ouvre d’autres champs de conscience. Nancy Huston me touche, elle me divertit, elle ne me change pas.
« Nous ne savons pas pourquoi Vignaud décida soudain de quitter la France et de voyager. Fuyait-il son ex-femme ? Nous disposons de peu d’indices et ses motivations apparaissent obscures à la lecture de ses notes retrouvées dans un hôtel à Sidi Bou Saïd. »
EXTRAITS DU JOURNAL
« Les notes traduisent des pensées et ne disent rien de leur raison, et surtout rien des faits et gestes de Vignaud. Que faisait-il dans tous ces pays lorsqu’il n’écrivait pas ? Il se disait écrivain, mais la littérature ne lui avait jamais rien apporté, pas plus la reconnaissance que la fortune. »
Ainsi, autour des notes originales de Vignaud, s’inventera son histoire secrète, celle d’un espion ou d’un aventurier quelconque. Ce premier livre sera publié, connaîtra un grand succès, Vignaud le découvrira depuis sa retraite, et il s’amusera d’autant de fabulation. Il écrira alors une mise au point. « J’ai disparu par honte. Après avoir juré être un grand écrivain, je ne supportais plus les regards moqueurs de certains de mes faux amis. Ils étaient de plus en plus nombreux. Je découvre ma célébrité posthume avec amusement. On admire la vie que je n’ai pas eue et non les idées que ma vie réelle m’inspira. J’ai toujours su que la vérité se lovait dans les interstices, entre les mots chez l’écrivain, entre les couleurs chez le peintre, entre les notes chez le musicien. L’écriture a pour simple but de délimiter l’indicible et de le prendre en sandwich. La publication de ma biographie imaginaire prouve ma théorie. J’aurais aimé vivre toutes ces aventures, mais la vérité est moins palpitante. Je suis tombé amoureux d’une femme et seule notre rencontre mérite d’être racontée. Pour le reste, après le bonheur, ce fut la tranquillité, puis l’indifférence avant la séparation. Nous nous sommes quittés, vite. »
Quoi qu’ait pensé Vignaud, sa vraie vie est aussi rocambolesque que sa vie fictive, et le récit connut lui aussi un grand succès. Mais Vignaud admit, au cours d’un entretien télévisé, que cela aussi était de la fiction. « J’ai voulu voir si je pouvais moi aussi écrire un livre à succès. Ma vie est bien plus simple. La seule vérité, c’est la rupture entre moi et ma femme, la fin douloureuse et insupportable. Je n’accepte pas la rupture. L’idée du deuil amoureux me révolte. » Malgré lui, il écrit le récit de son désamour, la rencontre avec une femme le jour même où il accepte la fin de l’histoire précédente, et déjà le début d’une autre espèce de souffrance.
Ce livre lui apporte assez d’argent pour qu’il puisse mener la vie d’errance qu’on lui prêta dans la biographie imaginaire. Alors il voyage, il note ses impressions, il parle, il discute avec tout le monde, il vit la vie parfaite selon sa définition et il en tient un journal fidèle.
La saga de Vignaud comporterait quatre tomes.
1/ La vie projetée autour des notes retrouvées à Sidi Bou Saïd (Vignaud les abandonne pour abandonner son rêve de littérature).
2/ Réapparition de Vignaud, dénonciation de la fabulation, récit de la vraie vie.
3/ Vignaud avoue s’être moqué de ses lecteurs et, dans un mea-culpa, il écrit l’histoire de son amour déçu.
4/ Une fois libéré de la fiction, une fois la réalité comprise et digérée, Vignaud peut vivre selon ses désirs et écrire un journal de voyage.
La saga assemble plusieurs genres littéraires :
1/ Carnet/Fiction (roman autour de la réalité).
2/ Fiction/Fiction (roman avec regard de l’auteur sur sa création)
3/ Mémoires (reconstruction du passé).
4/ Carnet (récit de la vie quotidienne).
Des limites entre l’imaginaire et le réel. Sans la fiction, l’homme désespère dans le réel. Le monde intersubjectif se fonde sur une alliance entre réel et fiction, la fiction étant une dimension au même titre que l’espace et le temps. Le roman est existentiel.
Vendredi 31 décembre, Keremma
Dans mes textes, à force de supprimer les traits d’originalité et les liaisons entre les phrases, j’aboutis à un style froid et maladroit. Tout ça dans l’espoir de laisser les pensées dans l’ordre de leur surgissement. L’organisation excessive me paraît le propre du baroque.
Si notre cerveau n’a pas évolué depuis des millénaires, nous ne pouvons pas inventer de formes nouvelles, mais seulement altérer les anciennes par hasard. Pas mal de gens doivent défendre cette idée. Je crois, au contraire, que la nouveauté est possible à tout moment.
La mort des personnages célèbres nous affecte parce qu’elle nous rappelle l’inéluctable de notre propre mort.
En ce moment, l’an 2000 passe de pays en pays et rien d’extraordinaire ne se passe. Je n’éprouve rien. Les évènements qui concernent tout le monde ne concernent personne.
Mardi 10 août 2004. En retranscrivant ce texte du 31 décembre, je suis frustré de ne retrouver que des idées. Je ne parle pas de moi, de ce que je faisais et voyais. Je me souviens pourtant que nous avons déjeuné d’une merveilleuse bisque de homard préparée par Jean-Baptiste. Je crois qu’il pleuvait. Nous avons marché jusqu’à la plage, puis avons roulé jusqu’au port de Brignogan. Le soir, nous avons fêté le réveillon à Carantec.