Mardi 28 mai, Agrigente, Sicile

Allant de Sélinonte à Agrigente, nous nous arrêtons sur le site d’Eraclea Minoa : entre la mer et les cultures, entre le ciel et la terre, immense dune sauvage, sorte de langue, de bosse, au sommet de laquelle se creuse le théâtre antique. Ici la pureté méditerranéenne, un vent chaud et sec, le bleu et le bleu. J’avais mal aux yeux, je ne pouvais m’attarder, j’ai l’impression d’avoir raté l’essentiel.

Et puis c’est l’arrivée à Agrigente. Hôtel détestable, nous fuyons d’hôtel en hôtel, trouvons un endroit charmant où nous nous retrouvons dans une chambre en sous-sol, nous fuyons encore, jusqu’à trouver un endroit tout juste confortable. Ce matin nous nous éveillons épuisés.

Taormine

La découverte caractérisait la Renaissance, époque qui se prolonge jusqu’en 1800-1850. La communication caractérise notre époque : train, télégraphe, radio, avion, autoroute, internet… Nous n’explorons plus le monde, nous faisons en sorte que tout aille plus vite d’un endroit connu à l’autre. Si nous nous lancions dans l’espace, une époque nouvelle commencerait, une sorte de nouvelle renaissance. Repassant à une phase de découverte, notre philosophie en serait changée, notre art avec. En attendant, nous tissons notre réseau de communication. Ces idées me viennent sur la route entre Agrigente et Taormine : autoroute sur piliers, qui saute de colline en colline au mépris du paysage.


Spengler, Faure, Panofsky… appartiennent à la même famille d’historien : ils croient aux périodes et, plus ils cherchent à en montrer l’existence, plus ils prouvent qu’elles ne commencent pas plus qu’elles ne finissent.


Les années 1900 marquent le retour à la discontinuité, une discontinuité excessive, très proche en fait de celle d’avant la Renaissance. Un siècle plus tard, nous nous retrouvons entre la continuité et la discontinuité, nous n’appartenons plus à la Renaissance, pas plus à l’Antiquité, nous entrons dans une époque nouvelle.


Idée. Des amoureux arrivent dans un hôtel où un couple de leurs amis passa quelques jours dix ans plus tôt. Y échangea quelques regards avec S, la fille du propriétaire, elle avait à l’époque une vingtaine d’années. De retour à Paris, il s’envole pour la Californie où il doit travailler quelques semaines et, il ne sait pourquoi, peut-être pour rappeler ses regards, il envoie une carte postale à S. Aussitôt, elle répond qu’elle arrive et la voilà. Ils vivent une brève passion jusqu’à ce qu’un matin S disparaisse. Plus tard, il la revoit à Paris, puis ils se perdent de vue. « Nous n’avons pas beaucoup parlé. » Les nouveaux arrivant se demandent qu’est devenue S ? Que va-t-il leur arriver ? L’histoire se répétera-t-elle ? Après le premier jour, pas de trace de S. Son père qui jadis jouait aux échecs est invisible. Il reste les échiquiers. Les amoureux parlent de S à une serveuse. Elle n’a aucune envie de leur répondre. Qu’a-t-elle donc fait ? À force de questions les amoureux apprennent que S a voulu ressusciter les fêtes du siècle dernier, quand Oscard Wilde et d’autres artistes venaient ici donner libre cours à leurs fantasmes. Voilà un début d’histoire. Trois voies éclaireraient le récit : le séjour d’Y et sa femme à l’hôtel (la séduction silencieuse) ; la passion en Californie ; l’enquête des amoureux. Encore une histoire que jamais je n’écrirai.


Taormine ressemble à Positano, l’Etna remplace le Vésuve. Les risées tracent des sillons sombres dans la baie. Un palmier s’agite, j’ai l’impression que l’hôtel bascule, qu’il plonge du haut de la falaise jusqu’à la mer. En bas la route en corniche. Une risée, c’est comme une myriade de poissons à fleur d’eau ; les poissons effrayés par un monstre changent de direction, chacun choisissant la sienne, mais tout en maintenant le cap. Une risée, c’est comme les lignes de force d’un champ magnétique, les vagues réagissent comme la limaille de fer.


Le silence de Taormine me fait exécrer le bruit. Dans le restaurant soudain des musiciens, et leurs notes m’agressent, m’arrachent des maux de tête. Je veux le silence, le bruit des villes m’épuise. À cause de cette pollution sonore, notre époque ne peut engendrer de musique. Les œuvres novatrices se font plus bruyantes que le bruit ambiant, et cela qu’elles soient expérimentales ou populaires. Notre époque ne laissera pas de musique ou seulement une musique du bruit ou, par contraste, du silence, musique en harmonie avec la nouvelle photographie : Hedel, Cartier, Lespagnol… ils ne font que montrer la voie du silence, du recueillement.

Époque communicante, époque qui n’a plus besoin de communiquer par le bruit (les signes apparaissent en silence sur les écrans, le son qui les accompagne n’est qu’un artifice), et la musique s’essouffle, nous aspirons au silence, et cela d’autant plus que nous sommes engagés dans la civilisation hyperactive.

Au début du téléphone, on pouvait encore rêver de musique. À l’âge numérique, c’est dérisoire. Du XVIIe au XIXe, trois siècles de musique auxquels succède la cacophonie, une musique extrême. On joue avec les limites de la perception, on dépasse les bornes, on cache son incapacité à composer.

Le système dodécaphonique (et tous ses avatars) offre plus de liberté que l’harmonie classique, c’est une liberté pour produire plus de correspondances, mais aussi plus de bruit. Je ne rejette pas ces musiques. Il me paraît impossible de nier, de façon objective, qu’elles sont plus bruyantes, car elles usent de plus grands intervalles.

Les œuvres contemporaines les plus profondes jouent du silence (comme John Cage l’a montré avec 3’½), silence qu’elles opposent au bruit, vide métaphysique où le mélomane imagine ce que pourrait être la musique. À partir des bribes offertes par le compositeur, il invente une œuvre virtuelle, celle dont chacun rêve, une musique qu’aucun instrument ne jouera jamais.

Ces réflexions pessimistes me traversent parce que je ne suis pas mélomane, parce que la musique fuit ma vie, me devient de moins en moins indispensable, comme la peinture fuyait la vie de Gombrowicz. Il condamnait tous les peintres, je ne condamne que la plupart des musiciens. Même les musiques du passé m’agressent. Je perçois leur beauté qu’en de rares moments, sans jamais la comprendre.

La symphonie n’existe plus. Elle quitta la peinture au XVIIe, la musique au XIXe, la littérature au XXe. La symphonie marque l’aboutissement de la continuité, de la tradition renaissance. Le sampling avec ses échantillons lui succède. Le mélomane assemble des notes éparses en une œuvre unique autant qu’éphémère. La continuité n’est plus que virtuelle, projective, sans substance, au moment même où la substance, l’état brut, reprend le devant de la scène comme à l’époque romane, mais une substance sous forme d’échantillons.

Daniel Cartier, Cactus et baignoire.
Daniel Cartier, Cactus et baignoire.

La photo de Daniel Cartier, Cactus et baignoire, symbolise notre époque : époque où on picore, où on réédifie l’œuvre en soi, pour soi. Voilà peut-être pourquoi nous ne communiquons plus réellement. Nous ne faisons que nous picorer les uns les autres. C’est une nouvelle façon de vivre, nouvelle façon de faire, et le voyage moderne en est la plus vibrante illustration. Nous sautons de temple en temple, nous sillonnons le monde de plus en plus vite même si nous aspirons au calme. Comme toujours nous trébuchons sur une dichotomie : d’un côté, la vitesse (elle nous est donnée) ; d’un autre, le silence (nous le désirons).

Plutôt que de quêter l’essence du monde, nous échantillonnons le monde pour le réédifier. Nous ne sommes plus idéalistes (les idées ne survolent plus le monde), nous sommes métaréalistes (nous construisons une réalité faite d’échantillons de réalité). Il y a translation des vieilles problématiques. Les idées de Platon deviennent des échantillons de réalité. La réalité est réédifiée à partir des échantillons comme la musique est réédifiée à partir des impulsions enregistrées sur un CD. À partir d’échantillons de sons réels, on restitue une musique métaréelle.

Continuité et discontinuité sont deux facettes d’un même état, tout dépend de l’échelle à laquelle on observe le monde. Nous vivons une époque de relativité d’échelle (comme essaie de le montrer Laurent Nottale). L’atomisme apparaît durant l’Antiquité, la continuité durant la Renaissance (perspective, Descartes…), l’échantillonnage à l’époque communicante (on devrait la nommer réédifiante).

Quel lien entre communication et réédification ? On ne communique que des échantillons. Impossible de communiquer la totalité du monde ou une partie du monde contiendrait le monde lui-même (pourquoi pas ?). À l’ère communicante, on n’accède qu’à un ersatz de monde.

Depuis toujours l’homme aborde le monde par la communication sensorielle. Aujourd’hui, il décuple ses moyens de communication, décuple l’échantillonnage, donc le pouvoir de la réédification. On passe d’une ère où une civilisation réédifiait le monde à une ère où chaque individu réédifie son monde, ce qui pose un problème évident de communication intersubjective.

Ne voilà que des intuitions. Je ne fais que noter ce que me dicte le voyage. On dira peut-être que je me trompe en tout point. J’en serai déçu, mais je ne changerai pas ma méthode : elle me donne ce qui vient et cela ne peut-être tout à fait faux, il doit y avoir du vrai, au moins du vrai concernant la nature humaine, puisque qu’elle témoigne à travers moi. Par l’écriture débridée, j’espère tracer des rapports, sinon comprendre l’essence des choses, ce qui n’a plus guère de sens.